Tous les matins du monde : l'oeuvre de Quignard et le film d'Alain Corneau
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Le film de Corneau reprend fidèlement la structure narrative du récit proposé par Quignard et emprunte presque intégralement les discours directs. Le cinéaste suit l’objectif de respecter fidèlement l’esprit du roman. Toutefois, dans une adaptation si fidèle soit-elle, il demeure une part de re-création…
Rappel :
Sous la monarchie absolue, la musique est omniprésente, de l’éducation des enfants aux représentations musicales et dansées, des sonneries du quotidien pour les repas aux commandes du Roi comme les pièces des cérémonies religieuses, les bals de cour, les concerts plus intimes… En revanche, les artistes qui ne sont pas mondains affirment leur indépendance et renoncent au faste de la vie mondaine pour préférer la campagne salutaire.
Le réalisateur, par les couleurs et les décors, accentue le contraste symbolique des lieux, des approches musicales.
Doc. 1 : Gravure de la
représentation de la
tragédie Lyrique de Lully
17e siècle
|
Exemple :
Dans le récit, Marin Marais est parvenu à une fonction considérable dans cette hiérarchie : il est donc nécessaire de tourner une scène dans laquelle il fait répéter La Marche pour la cérémonie des Turcs de Jean-Baptiste Lully (pièce officielle très imposante et pompeuse), luxueusement habillé et paré, dans une posture de commandement et d’aisance (succession de plans détaillant son costume somptueux, son maquillage et sa perruque, sa prestance, le mouvement de son bras dirigeant les musiciens), dans la galerie de Versailles très décorée (dominante de dorures, tentures, bouquets et cadres raffinés). Ce lieu ne manque pas de contraster avec la salle de concert des Sainte Colombe qui se produisent dans une pièce vaste, sombre et démeublée.
L’entrée dans l’histoire, l’entrée dans la musique se fait par la petite porte : la lutte entre le faste et le dépouillement, entre la musique de cérémonie et la musique intimiste.
Exemple :
De nombreux chapitres suivent exactement le déroulement du récit et le dialogue est exactement reproduit. L’épisode de la viole brisée en est un exemple frappant. Si l’on compare le récit et le film, on peut considérer le roman comme le scénario scrupuleux du film dans le sens où toutes les circonstances sont respectées : le temps pluvieux, le vacarme que les musiciens font en entrant, l’intense colère retenue du professeur, la tension de Madeleine qui apprend que Marin s’est produit devant le Roi, l’instrument brisé, la réaction des trois spectateurs de la fureur…
Ainsi donc, le film de Corneau tisse un lien étroit avec le roman dont il est extrait, ce que revendique le réalisateur lorsqu’il évoque une écriture à trois entre Quignard, Savall, et Corneau.
L’objectif est de créer un lieu symbolique qui représente le retranchement, la solitude qui ne manque pas de s’imposer au long du film.
Les séquences liées à la vie retirée en campagne contrastent avec le long plan séquence de Marais vieilli. Alors, le cinéma permet d’accentuer visuellement le contraste entre la luxuriance de la cour et la sobriété excessive des Sainte Colombe.
Dans la salle de réception, le plan d’ensemble insiste sur le dépouillement. Le cinéaste a recherché un lieu dépouillé et un autre exubérant, d’apparat, lieu de l’ostentation vaniteuse. Son choix se porte vers la grande galerie d’apparat de la Banque de France qui met en exergue la dorure et le rouge, l’ornement baroque…
Force est de constater que l’adaptation cinématographique suit la simplicité du récit : une opposition très nette entre deux univers emblématiques.
• Le cinéaste recherche l’opposition
Une opposition entre le musicien marchand et le musicien qui cultive le mystère, le mondain et le janséniste : (le jansénisme est un mouvement religieux qui se fonde sur un principe de respect austère de la religion, une position mystique de retranchement grave. ) La progression de Marin Marais se devine dans les costumes que les acteurs investissent : d’un ensemble simple, à l’extravagance d’un costume forçant sur les rubans et la plume, la hauteur des chausses, la largeur des culottes… À chaque apparition, le costume s’enrichit et se raffine, s’amplifie, telle la perruque volumineuse qu’il arbore lorsqu’il se rend au chevet de Madeleine. « Il arriva embarrassé avec ses dentelles, ses talons à torsades d’or et de rouge » (chapitre XXIII, page 97). Le cinéaste respecte les données du romancier dans le sens où il impose la dominante noire au costume de Sainte Colombe sur lequel se détache la fraise et calotte jansénistes.
Exemple :
Ainsi, Marielle est pressenti pour se couler dans la gravité, la rétention et la fureur de Sainte Colombe. Il se doit de travailler l’austérité janséniste. En revanche, Gérard Depardieu s’adapte à la rondeur du faux courtisan et fait vivre des dialogues très écrits et littéraires avec une aisance paysanne qui lui est propre.
• Le fonctionnement en duos sur l’antithèse et la complicité
Ce fonctionnement est illustré avec les deux filles de Sainte Colombe aussi complémentaires que contradictoires. Anne Brochet est choisie pour son « regard bleu », dit Corneau aussi assuré que fragile et la grâce de son corps décharné ; Carole Richert pour « sa rondeur, sa sensualité immédiate ». L’une est appelée à la vie et à la sensualité d’où l’ajout de scènes où la jeune femme se nourrit, se montre, invite à la concupiscence, vêtue de couleurs vives alors que l’autre demoiselle est toujours vêtue de robes et corsets sombres et prend des postures fixes et contemplatives, en demi-teinte.
Le contraste n’est autre que la vie, la vie qui se déroule ou s’éteint, lorsqu’elle n’est plus possible.
De même un plan séquence encadre le flash back : Marin Marais vieilli rend hommage à Sainte Colombe. S’impose alors sa voix off pour assumer le rôle du narrateur. Le narrateur multiplie les remarques concernant le caractère du maître de viole, qui sont les citations exactes du roman de Quignard.
Il ouvre la voie à la musique qui « est simplement là pour parler de ce dont la parole ne peut parler. En ce sens, elle n’est pas tout à fait humaine. » (chapitre XXVII, page 113) Il confie à Jordi Savall l’écriture d’un scénario musical qui manquait au récit. Il lui reste à combler le manque, trouver le pleur et les regrets, l’espace sonore. En effet, le film rend audible la souffrance du jeune Marais qui perd sa voix, la douleur du veuf qui perd sa femme puis sa fille, la quête d’une résurrection par la musique…
Exemples :
le violiste propose la pièce de Marais, La Rêveuse « pour marquer le personnage de Madeleine », pièce qu’il a maintes fois joué à la perfection, lors de multiples enregistrements. Mais il se plait à dire, qu’il découvre des accents déchirants qu’il n’avait jamais connus auparavant. En tant qu’acteur du film, il produit des intonations différentes, en intériorisant un personnage, qui joue pour une mourante. Il s’imagine devant une femme mourant d’amour, il habite l’émotion inhérente à l’état d’âme du personnage.
De même, il propose l’Arabesque interprété allégrement par le jeune Marais qui se présente devant un maître et suggère de le reprendre plus loin dans le film par Sainte Colombe avec plus de gravité. La reprise et la différence marquée instaure une complémentarité entre les deux musiciens pourtant si opposés.
• Le silence est omniprésent et crée une tension qui laisse la part belle à la musique.
Exemple :
Sainte Colombe est un personnage de silence qui laisse la musique dire à sa place : les scènes dans la cabane créent une tension dramatique liée au non dit. Le silence permet l’exploitation d’un regard, d’une écoute. Ainsi le spectateur s’interroge-t-il sur le fantasme de Madame de Sainte Colombe qui est filmée du point de vue interne du veuf. Il y a intériorisation de la vision dont on ne sait si elle est folie ou non et proposition d’un regard d’une expressivité sans pareille.
L’art du non-dit ouvre des dimensions insoupçonnées sur une sensation indicible. Elle ouvre des horizons et des questionnements en suspens.
Exemple :
Corneau demande un travail à partir de la nature morte de Baughin, ses couleurs peu saturées et ternes. Son technicien avec lequel il collabore étroitement explique comment il a joué avec la lumière dans les scènes qui se déroulent dans la cabane du musicien… Il s’agissait d’emprunter dans la palette du peintre les couleurs brunes adéquates et jouer avec le clair-obscur lors des apparitions fantasmées de Madame de Sainte Colombe. Il demande de retrouver la beauté d’une certaine austérité.
Le travail du cinéaste passe par un travail de documentation sur les techniques picturales pour donner à voir et suggérer, ouvrir sur une œuvre artistique complète.
Il y a la recherche d’un équilibre entre ce qui est montré et ce qui est suggéré, figuré.
Exemple :
Corneau multiplie les cadres fixes pour suggérer l’ineffable (ce qui est impossible de décrire avec des mots). Sa vision impose une distance contraignante, accentuée par la lenteur. Le cinéaste cherche le rythme qui correspond à la narration : l’expression d’un manque qui empêche la réalisation de soi. Le personnage est en quête de quelque chose qu’il ne formule pas et qui le dépasse, une quête un peu originelle qui est recherche d’une part manquante : la défunte pour le veuf ; l’expression d’une souffrance pour l’autre qui ne se réalise que dans le deuil ; la quête d’un père perdu puis retrouvé dans le maître, la transmission de soi dans le cours du professeur.
Finalement, le film résout toute souffrance en mêlant les temporalités : passé et présent ; vie et mort, amour et souffrance…
Doc. 2 : Nature morte de B. Bettera 17e siècle |
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