Tous les matins du monde : l'excipit
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L’excipit constitue les dernières lignes d'une œuvre. Il s'oppose ainsi à l’incipit qui désigne le tout début du roman : il est fondamental puisqu’il clôt le roman sur une scène révélatrice mais non conclusive.
Ainsi, cette fin constitue la dernière et première leçon de Marin Marais, la seule vraie rencontre des musiciens avec la tension d’une intimité douloureuse, la gravité d’une transmission…
Au lieu de clore le récit, elle révèle les secrets de l’artiste et constitue l'ultime étape de l'initiation de Marin Marais…
Axe de lecture : de la clôture du récit vers un renouveau, une ouverture et un silence…
La datation précise le nombre d’années écoulées entre l’incipit et l’excipit, comme proposant le bilan du temps écoulé et sans retour. L’adverbe temporel « enfin » traduit l’aboutissement de l’attente patiente de Marais (trois années d’espionnage - pèlerinage pour accéder à ce soir initiatique) qui décompte le 23e jour du mois étrangement non précisé pour mieux suggérer la symbolique du monde gelé (immobilité de la « terre prise » et en suspens) ; la violence du froid (l’air agresse et saisit « vif-piquant les yeux et les oreilles») ; la lumière franche de la lune (la notion de pureté est latente « aucun nuage »).
Le romancier utilise le discours direct pour témoigner de la sensibilité de Marais face à cet instant retouvé (le verbe pronominal « se dit » témoigne de son intériorisation contrastant avec sa non perception des mêmes leçons mystérieuses proposées par le maître lorsqu’il décrypte l’univers, dans la campagne parisienne gelée aux chapitres 11 et 12) : il saisit les signes de l’univers, la pureté de l’instant (lexique de la pureté « pure-cru ») qu’il assimile à l’immortalité (conscience d’un hors temps suspendu « plus éternel ») ou la perfection ronde de l’astre lunaire, le claquement net des sabots que Sainte Colombe aurait invité à entendre comme « la technique de l’archet » ; « le détaché des ornements »…
Il y a comme élection de l’instant parfait : « ce soir ».
• La difficulté d’une initiation
Les circonstances semblent être idéales selon la sensibilité de Marais, pourtant les difficultés s’accumulent : la gêne physique (« froid aux fesses ; sexe…tout petit et gelé » = suggérant l’inconfort et la régression presque castratrice) et la douleur (« l’oreille lui faisait mal » = la douleur initie à la persévérance) sont des obstacles à la scène d’espionnage. L’élève lutte pour entendre ce que le maître avait exigé durant sa première leçon (« Il avait saisi son élève par le bras et il posait son doigt sur ses lèvres en signe de se taire. », chapitre XI, page 58). Marais a enfin intégré cette posture soumise nécessaire à la transmission : un silence dans l’écoute et l’observation bien éloignés de la théorie. Ainsi, la posture recroquevillée de Marais s’accompagne d’un repli sur soi symbolique (« serrant sur lui sa cape »).
• Le mystère du maître
La scène baigne dans une atmosphère étrange de communication tronquée, dans un clair obscur étrange qui permet d’entendre, enfin, mais de manière décalée… Il y a comme une perception étouffée de ce qui se passe à l’intérieur de la cabane représentant la matrice utérine, le ventre originel…
- Le désœuvrement incohérent est traduit par le verbe « s’amuser à », comme en attestent les actions musicales contradictoires « sonner à vide » (la résonance est lancée sans émotion ni mélodie) puis « quelques traits mélancoliques à l’archet » (l’émotion est toute relative à cause de l’indéfini « quelques ») ou encore les compléments de temps « par moments-par instants» montrant l’inconstance du musicien. Les trois adjectifs attributs (« négligent, sénile, désolé ») qualifiant son jeu sont sans appel et caractérisent en trois temps solennels le désintérêt et la dispersion.
- Un comportement majoritairement étrange : la conjonctive à l’imparfait itératif avec un adverbe d’habitude « comme il lui arrivait si souvent de le faire » décrit un personnage qui perd la raison et ressasse des souvenirs liés à la perte de sa fille (les « pêches écrasées » avec lesquelles il la nourrissait) et la disparition de sa femme (près de l’« embarcation »). En apparence, le vieillard renonce à la musique, envahi par des souvenirs liés au passé révolu qui le dispersent.
Le soupir et la plainte de Sainte Colombe arrivent après l’interprétation d’une pièce partagée avec ses filles. Si elle s’achève « majestueuse » c’est grâce aux soupirs et aux pleurs, d’où le moment idéal pour exprimer le regret.
Le maître réalise qu’il en appelle à la mort pour un partage de sa musique. Il s’adresse à lui-même et sans doute à l’élève qu’il a sans cesse espéré, en lançant un appel virtuel à la vie (la condition au passé exprime un irréel du présent d’où l’emploi de conditionnels et de subjonctifs fortement marqués par le regret et le doute d’une réalisation potentielle), au langage (la communication qui vaut communions puisqu’on passe du verbe de langage à celui de transmission « confier » est sous la modalisation de l’incertitude, au conditionnel) et à l’élu de la quête. Le verbe « confier » a ici toute sa valeur même sur le mode virtuel du conditionnel : il s’agit de passer le relai d’une musique dans toute sa crudité.
• La rencontre dans le silence
Avant les retrouvailles, il y a déjà communion dans le partage de soupirs, symboles du regret. Il y a avant même la reconnaissance, formulation d’une quête initiatique suggérée par la reprise du verbe « chercher » et de ses composés. Les compléments d’objet du verbe sont autant de prédicats interchangeables : la quête de « la musique » est celle des « regrets » et des « pleurs ». La communion se fait intuitivement avant même sa formulation dans la souffrance indicible, exprimée dans la musique.
• La cérémonie
- L’éclairage minimaliste en clair obscur mystique de l’antre du musicien (« dans le silence de la nuit… un peu de lumière… plus faible »).
- L’accueil inconditionnel (« tout à fait ») sous réserve d’un secret musical, « le regret et le pleur ».
- L’autorité d’une approche mystique : Le long silence (« ils commencèrent par se taire… ils restaient les bras ballants dans la gêne » = le début d’une rencontre dans le silence est contradictoire pourtant tout a été dit) ouvre sur le sacré et l’indicible. L’échange est rapide et saccadé avec interrogation sur l’essence de la musique, rectifications autoritaires et approche dans une démarche en apparence déductive.
Le présent de vérité générale, le vocabulaire courant et répétitif (« La musique est simplement là pour parler de ce dont la parole ne peut parler. ») et la tournure assertive autoritaire mettent en évidence une définition imparable : la musique est une puissance suggestive, comme supérieur palliatif aux défauts des mots.
L’échange rapide oriente l’élève vers l’essence de la musique par corrections successives : elle n’est pas sacrée (« Dieu parle » = la musique ne lui est pas utile), elle n’est pas concrète (but financier ou moyen de briller ou d’aimer) mais elle parle à l’invisible et recherche un temps originel, avant la naissance : un temps inaccessible au langage « le petit abreuvoir pour ceux que le langage a déserté » et la recherche d’un temps originel à savoir un retour avant l’enfance (recherche d’un temps atemporel « Quand on était sans souffle.
Quand on était sans lumière = recherche du moment intra utérin). La compréhension de la musique comme antérieure au langage humain, se fait chez Marin par l’établissement de sa parenté avec le rappel de son père métonymiquement (« les coups de marteau des cordonniers »). La musique est donc régression vers un bien-être hors du temps dans un au-delà du langage et du sujet.
La vie côtoie la mort. La compréhension de Marais qui s’ouvre à la vie autre permet la décrispation du visage figé dans la vieillesse et l’austérité « si vieux et si rigide » dans un sourire complice. La complicité est évidente malgré le fort contraste de « la main grasse » antonyme de la « main décharnée » à savoir dans un processus de dissolution.
• L’urgence de la transmission
La transmission des pièces qui sont communication avec l’au-delà : la conscience du chagrin est la seule connaissance transmissible, d’où le besoin de confier les airs qui pleurent et l’instrument de la défunte. Les musiciens s’unissent dans un sentiment commun de culpabilité de ne pas avoir été là pour la défunte. Le maître passe le relai de l’instrument d’où la tournure impersonnelle marquant la nécessité « il faut d’abord que » ; puis l’expression précipitée d’un futur proche, avec la répétition de « je vais vous faire entendre »
• L’élection de Marais
Elle est mise en valeur par la négative exclusive « je n’ai encore trouvé, parmi mes élèves, aucune oreille pour les entendre » qui signifie autant écouter que comprendre intuitivement : il y a confiance immédiate et communion indéfectible = intuition qu’il saura entendre et partager. Le futur programmatique « vous m’accompagnerez » exclut toute autre éventualité. Le verbe « confier » (dont l’étymologie latine relève du lexique de la foi et de la fidélité) repris dans tout le chapitre établit une connivence entière. Le récit se fait alors à la troisième personne du pluriel englobant le couple maître-élève dans une même action, proximité accentuée par le groupe pronominal « tous deux ».
• Le rituel eucharistique
Les gaufrettes et le vin ne manquent pas d’évoquer l’eucharistie ; le cahier rouge fait référence au livre sacré regardé pour « s’accorder ». L’un se dévoile brusquement (« ôter-jeter par terre », réchauffé dans l’antre sécurisante et paternelle ; l’autre prépare l’écriture de sa succession. La musique permet l’invocation des morts, pour préparer la mort en silence. Le peu de lumière mentionné à plusieurs reprises suggère le peu de vie et de souffle restant à Monsieur de Sainte Colombe. Le thème du clair obscur en peinture notamment dans les scènes chrétiennes évoque le départ vers l’au-delà…
• Communion dans le regard, l’harmonie de leur accord, le jeu
Les phrases très courtes donnent un tempo réglé et parfait ; les pronoms sujets unissent les musiciens dans une attitude parfaitement similaire, dans un hors temps sollicité par le son de la viole, d’où l’incongruité du présent « monte » au milieu du récit au passé. Il y a découverte ici d’un instant atemporel et pur, absolu et infini.
Les larmes et les sourires complices (les pluriels unissent les deux hommes dans leur émotion vécue de manière similaire) traduisent leur parfaite complicité soulignée par un complément de temps marquant la concomitance : « en même temps ».
L’imparfait duratif offre un temps suspendu mais ouvre sur le départ de Marin Marais à l’aube, vers un nouveau départ, même si « tous les matins du monde sont sans retour. » La connotation de l’aube est souvent le renouveau, l’avenir optimiste, dans la sensation d’une continuité…
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