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Suffit-il, pour être soi-même, d'être différent des autres ?

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La différence est ce qui caractérise un être singulier, et fait de lui un individu original, c’est-à-dire unique. Nous sommes en ce sens tous différents parce que nous sommes différents les uns des autres. Et c’est en vertu de ce qui différencie un individu de tous les autres que l’individu humain est une « personne ». On reconnaît que les animaux, par exemple, sont des individus, mais on ne dit pas d’eux qu’ils sont des personnes.
Dérivée du terme même de « personne », la personnalité constitue l’identité de l’individu ; je suis doté de qualités et de défauts qui me sont propres. Mais principalement, selon la définition communément admise, la personne est douée de conscience et de raison.

Être soi-même, c’est donc obligatoirement être différent des autres, tout simplement en vertu d’une identité propre. Mais la question suppose qu’il ne suffirait pas, pour être soi-même, d’être simplement différent des autres. Il est sous-entendu que je ne peux construire mon identité uniquement par rapport au fait que je ne sois pas semblable à une autre personne. Il faut donc reformuler cette question, afin de mieux en comprendre le sens  s’il est évident que nous sommes tous uniques, c’est-à-dire différents des autres, que signifie alors « être soi-même » ?
Nous éprouvons parfois le sentiment, en effet, de n’être pas nous-mêmes. Lorsque nous dissimulons nos pensées, ou lorsque nous cherchons à paraître autre que ce que nous sommes, nous ne nous sentons pas authentiques. Mais comment, alors, être soi-même si nous ne savons pas qui nous sommes, si l’on ne parvient pas à se définir ? Et a-t-on vraiment besoin d’être différent des autres pour être soi-même ? Beaucoup cherchent, pour être eux-mêmes, à s’identifier aux autres, à travers l’appartenance à un groupe, par exemple. Se définir, se forger une identité n’est pas une tâche si aisée.

1. Que signifie « être soi-même » ?
a. L'authenticité
Être soi-même signifie principalement que nous nous sommes constitués une personnalité, à laquelle nous devons rester fidèles, si nous désirons demeurer authentique. La question de l’authenticité semble en effet primordiale.
Mais alors, à quoi bon rester soi-même si l’on est orgueilleux, jaloux, avare ou cupide ? N’essayons-nous pas généralement de corriger les défauts dont nous sommes conscients ? Si ma nature est d’être méchant ou cruel, ai-je intérêt à le demeurer, dans l’unique optique de rester moi-même ? Si tel ou tel aspect de notre personnalité est d’origine « naturelle » (biologique), si elle est innée, cela ne signifie pas forcément que nous devons lui être fidèle.

Pour la plupart des philosophes du 17e siècle, les passions sont naturelles, et correspondent à la partie instinctive, naturelle et corporelle de l’homme. Nous serions tous soumis aux passions. Spinoza (1632-1677), par exemple, dit en substance que puisqu’elles sont naturelles, nous ne devons pas songer à les éradiquer, purement et simplement. Mais en sachant qu’elles sont telles, nous pouvons apprendre à les connaître, ce qui nous permettra de distinguer les « passions tristes » des « passions gaies ». S’il est bon que nous maîtrisions et dominions certaines passions, d’autres au contraire peuvent être conservées.
De la même manière, connaître ses défauts et ses qualités permet d’essayer de corriger les premiers, et d’améliorer les secondes. Le « sage », au sein de la philosophie de l’Antiquité, est en cela plus authentique et plus fidèle à lui-même que le commun des mortels, qui suit ses instincts et cherche à assouvir ses désirs, composants incontestables de sa « personnalité ».

Au contraire, pour Nietzsche, au 19e siècle, l’individu authentique sera défini par une confiance illimitée en la force de la vie, en l’énergie des désirs. Pour Nietzsche, l’individu authentique, qui s’incarne dans la figure du surhomme, est précisément l’individu différent des autres, celui qui n’est pas guidé par l’instinct grégaire que suivent la plupart des autres hommes. Le surhomme se distingue de tous les autres, se détache du troupeau, fustige les conventions morales auxquelles ils sont attachés.
b. La mauvaise foi
Sartre (1905-1980) définit la « mauvaise foi » comme le fait de n’être pas soi-même, de ne pas coïncider avec soi-même ; la mauvaise foi est le contraire exact de la « sincérité » : Il faut que l’homme ne soit pour lui-même « que ce qu’il est, en un mot qu’il soit pleinement et uniquement ce qu’il est. Mais n’est-ce pas précisément la définition de l’en-soi – ou, si l’on préfère, le principe d’identité ? » (L’Être et le Néant ,1943. Première partie, Chapitre 2 : « La mauvaise foi »).
Mais la situation n’est pas si simple : si la franchise ou la sincérité est une valeur universelle, poursuit Sartre, « il va de soi que la maxime "il faut être ce que l’on est" (…) pose un idéal d’être, elle nous propose une adéquation absolue avec lui-même comme prototype d’être ». La sincérité aboutit finalement, au terme de l’analyse de Sartre, à une impasse : « Mais que sommes-nous donc si nous avons l’obligation constante de nous faire être ce que nous sommes (…) ? ».
Suit le célèbre exemple du garçon de café, que Sartre s’attarde à décrire. « Toute sa conduite nous semble un jeu », constate Sartre. « Mais à quoi joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café (…) Le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser ». Le problème, c’est que le garçon de café ne peut être garçon de café comme « cet encrier est encrier, où le verre est verre ».

Sartre a voulu montrer que de toute façon, nous ne sommes jamais ce que nous cherchons à être : « Je ne suis jamais aucune de mes attitudes, aucune de mes conduites ». Toute volonté d’être quelque chose est une affectation. Toute identité de soi à soi semble dès lors impossible : « De toute part j’échappe à l’être et pourtant je suis ». Celui qui se croit le plus sincère possible (« le champion de la sincérité », écrit Sartre) est, finalement, de mauvaise foi.

2. Être différent des autres, cela seul suffit-il pour être soi-même ?
a. Être soi-même, c'est ne pas mentir
Tout en étant différent des autres, nous appartenons à une commune humanité. Être soi-même, à ce titre, c’est partager la condition et le sort de tous les autres hommes. Nous sommes tous, individuellement, des représentants de l’humanité. De plus, se demander si être soi-même, c’est être différent des autres, c’est se tenir d’emblée dans l’horizon de l’intersubjectivité (relation des sujets entre eux). Nous nous définissons alors comme sujets en tant que nous sommes des sujets entourés d’autres sujets. Si les hommes ne sont pas tous identiques – et c’est en raison de la diversité humaine que la condition humaine elle-même est particulière – ils sont néanmoins semblables, et nous devons les penser comme tels.

Alors que le mensonge est habituellement considéré comme une faute morale envers autrui, Kant (1724-1804) montre qu’il est en fait une faute envers soi-même. De cette manière, Kant aborde le problème de ce que nous nommons aujourd’hui l’authenticité, ou de l’adéquation de soi avec soi, par l’intermédiaire de notre rapport à l’autre : « La plus grande violation du devoir de l’homme envers lui-même [à savoir l’humanité en sa personne] (…) est le contraire de sa véracité : le mensonge » (Doctrine de la vertu).
En fait, mentir aux autres ne constitue pas une atteinte à la dignité d’autrui, mais une atteinte à notre propre dignité. Que nous mentions par « légèreté », voire par « bonté » envers autrui, le mensonge n’en est pas moins répréhensible : « la façon de s’y livrer est pourtant, de par sa simple forme, un crime de l’homme envers sa propre personne et une indignité qui doit le rendre méprisable à ses propres yeux » (Ibidem, p. 716).

Mentir c’est, dit encore Kant, « renoncer à sa personnalité », et même renoncer à être un homme : celui qui ment a « encore moins de valeur qu’une simple chose ». Si Kant n’aborde pas directement le problème de l’intersubjectivité (quel est le rôle que jouent les autres dans la constitution de ma propre identité ?), ce problème est néanmoins posé lorsqu’il parle du mensonge. Être soi-même, pour Kant, c’est avant tout ne pas mentir, afin de respecter la dignité de soi-même et des autres. Car mentir, c’est également rendre impossible la communication avec autrui.
b. Être différent des autres n'implique aucune inégalité
Être différent des autres ne doit pas impliquer, en outre, une quelconque inégalité. La différence ne doit pas être fondée sur la supériorité ou sur l’infériorité des autres. Aristote (384-322 av. J.-C.), dans son Politique, justifie l’esclavage par le fait qu’il y ait par nature des hommes libres et des esclaves. Cette idée perdure jusqu’à l’abolition de l’esclavage (en 1848 en France).

L’époque moderne conçoit cette idée que tous les hommes sont égaux, même s’ils sont différents. La dignité de l’homme s’établit donc, dans l’optique humaniste et universaliste, en vertu de l’égalité au sein de la différence. Les inégalités entre les individus, qui résulteraient des différences existantes entre eux, ne peuvent justifier l’idée qu’il existe des êtres inférieurs et des êtres supérieurs, au regard de la couleur de leur peau, de leur condition sociale, de leurs dons ou aptitudes. En admettant même que certains, d’après leur tempérament ou leur caractère, soient faits pour commander et d’autres pour obéir, rien ne justifie que les premiers soient jugés supérieurs aux seconds.

3. L'identité culturelle
a. La différence comme richesse culturelle
Les hommes sont d’emblée tous différents. On ne peut exiger d’un groupe humain ou d’une communauté d’individus, par exemple, de ressembler à un autre groupe humain. La diversité des cultures ne peut être maintenue que par la pérennisation des traditions propres à chaque communauté.
Si, dans le cas de l’immigration, il est légitime de demander aux arrivants de respecter la culture du pays dans lequel ils se trouvent, rien ne justifie qu’ils soient assimilés à cette culture, ce qui supposerait le renoncement à la leur. C’est pourquoi on différencie aujourd’hui « intégration » et « assimilation » : s’intégrer, cela implique le respect de la culture du pays dans lequel nous sommes et qui n’est pas notre pays d’origine, tout en conservant notre propre culture ; être assimilé c’est au contraire renoncer à ses origines, et donc à une partie de son identité.
Au contact des autres cultures, nous découvrons ainsi que notre identité, et donc notre personnalité, s’est constituée à travers une culture particulière, la nôtre. Conscients de l’identité qui est la nôtre, nous avons à demeurer nous-mêmes.
b. L'autre comme révélateur de moi-même
Faire l’épreuve de sa différence permet de mieux se connaître soi-même, et cette épreuve ne peut se faire qu’au contact de ceux qui ne me ressemblent pas. Ce contact, comme l'a montré l’ethnologue Claude Lévi-Strauss (1908-2009), implique paradoxalement une dépossession de soi. La conscience de la différence crée une rupture au sein de l’individu lui-même, rupture qui est à l’origine même de la véritable connaissance de soi. Au contact de ceux qui sont différents de moi, je découvre qui je suis : « Chaque fois qu’il est sur le terrain, l’ethnologue se voit livré à un monde où tout lui est étranger, souvent hostile. Il n’a que ce moi, dont il dispose encore, pour lui permettre de survivre et de faire sa recherche (…). Dans l’expérience ethnographique, par conséquent, l’observateur se saisit comme son propre objet d’observation » (Anthropologie structurale, II, « Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l’homme », 1973).

Pour prétendre connaître l’autre, il faut donc sortir de soi ; c’est finalement en étant confronté à ce moi hors de lui-même que nous nous construisons une véritable identité. Il faut, dit Lévi-Strauss, condamner Descartes et faire l’éloge de Rousseau : la philosophie du Cogito (« je pense donc je suis ») reste en effet « prisonnière des évidences du moi » ; au contact des autres nous nous découvrons nous-même, ce que montre Rousseau, toujours d’après Lévi-Strauss, lorsqu’il rédige ses Confessions. Le moi réflexif (moi = moi) est ainsi condamné ; le moi authentique correspond alors au moi situé entre l’intériorité (moi) et l’extériorité (autrui).

Conclusion
Nous acceptons difficilement l’idée selon laquelle tous les hommes seraient identiques, tout en comprenant qu’ils doivent tous être considérés comme égaux. Cependant, la « passion de l’égalité », dénoncée par Tocqueville, au 19e siècle – passion selon lui propre aux régimes démocratiques – pourrait mener à l’uniformisation qui pointe dans l’égalitarisme. Celui-ci pourrait engendrer la disparition des différences (nous exigerions d’être tous semblables, au nom de l’égalité). C’est pourquoi on peut être tenté, pour demeurer soi-même, de trouver notre identité dans ce qui nous différencie des autres.

L’identité peut être considérée, comme nous l’avons vu, sous un double aspect : celui de la personnalité, ou celui de la culture. Dans les deux registres, être soi-même suppose le dépassement de soi à travers le contact, l’échange avec l’autre. Être soi-même, c’est à la fois ne pas renoncer à être ce que l’on est – cela suppose l’authenticité – et comprendre que l’altérité de l’autre contribue à forger l’identité de soi-même.

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