Que signifie respecter autrui ?
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Nous savons également que l’autre a les mêmes droits que nous, et également les mêmes devoirs. Respecter autrui, c’est aussi lui accorder le statut de « personne », au sens où la notion de « personne » est à la fois de nature juridique et morale : sujet de droit, la « personne » est également considérée comme douée de conscience et de raison. Libre et responsable, elle est capable de se reconnaître comme l’acteur et le sujet de ses actes et de ses décisions. Dans ce cadre, le respect de la personne semble être universellement admis.
Mais que se passe-t-il lorsque celui que nous considérons comme une personne, parce qu’il est un être humain, ne remplit pas les conditions qui font d’elle, justement, une « personne » ? Doit-on respecter celui qui ne nous respecte pas ? Existe-t-il des limites au respect d’autrui ? C’est la question que nous pouvons nous poser : l’assassin ou le terroriste sont-ils respectables ? Respecter autrui, à ce titre, ne pourrait pas être un « devoir ». Nous pouvons estimer, de façon plus générale, à tort ou à raison, que certaines personnes sont respectables, et d’autres non, selon nos critères.
Il se pourrait encore que volontairement ou involontairement (on pense à certains individus atteints, par exemple, d’un handicap mental, qui fait qu’ils ne peuvent pas être considérés comme pleinement conscients ou responsables de leurs actes), nous puissions considérer que certaines personnes ne soient pas dignes du respect que nous accordons généralement à autrui. Cela pourrait-il être justifié ?
Ainsi, le respect d’autrui se traduit selon une règle de réciprocité, à la fois pédagogique et négative : c’est en nous mettant à la place d’autrui que nous apprenons à le respecter. Pour comprendre que nous ayons à respecter autrui, il faut l’envisager comme un autre nous-même.
L’exigence d’une règle morale universelle, concernant ce que nous nommons le « respect d’autrui », a été énoncée par Kant (1724-1804), sous la forme d’« impératifs catégoriques » (Fondements de la métaphysique des mœurs, Deuxième section). Nous en reprenons les deux principales formulations.
Par exemple, les lois de bioéthique de 2004, en France, se réclament de l’impératif catégorique kantien pour justifier que la cession d’organes, ou d’éléments du corps humain, qu’il s’agisse d’un donneur vivant ou décédé, ne puisse faire l’objet d’un commerce. On ne peut disposer d’un corps comme on dispose d’une chose. Mais dans d’autres pays, les organes (ou les gamètes humains, comme les ovules ou les spermatozoïdes) ont un prix.
En France, au nom du même principe, selon lequel le corps humain est indisponible, la pratique des « mères porteuses » est interdite : on ne peut « louer » un utérus, un ventre de femme. On ne peut en outre utiliser « autrui » pour une fin qui lui est étrangère (une femme va porter un enfant qui ne sera pas le sien). Mais aux États-Unis, cette pratique est autorisée.
Benjamin Constant (1767-1830) s’indignera : on est bien obligé de mentir dans certains cas, rétorque-t-il, par exemple à un assassin qui poursuit notre ami venu se réfugier dans notre maison, et qui frappe à la porte en demandant si cet ami est là. Il est évidemment « moral », dans ce cas, de protéger notre ami d’un assassin. D’une manière plus générale, on peut dire qu’on ne doit pas la vérité à celui qui ne respecte pas la vérité.
Agir par devoir pour le devoir n’est donc pas, selon certains, un principe tenable. Hannah Arendt rapporte, dans Eichmann à Jérusalem (1963), qu’Eichmann, un haut fonctionnaire nazi, « avait vécu toute sa vie selon les préceptes moraux de Kant, et particulièrement selon la définition que donne Kant du devoir. (…) La loi c’était la loi, poursuit Arendt ; on ne pouvait faire d’exceptions ». Selon elle, Eichmann a « déformé » l’impératif catégorique kantien ; Kant n’aurait évidemment pas voulu signifier qu’il fallait obéir aux lois hitlériennes.
Cela voudrait surtout dire que l’impératif kantien n’est pas vide de tout « contenu », comme on le dit souvent. Un homme obéissant aveuglément aux lois, sans se poser la question du contenu de ces lois (ici, les lois ordonnaient l’extermination des juifs), ne pourrait être qualifié d’« être raisonnable ». Comment imaginer, sous-entend Arendt, que Kant puisse à la fois dire qu’il faut traiter chaque homme comme une fin, et que l’obéissance à loi puisse justifier qu’on extermine une partie de l’humanité, au nom de son appartenance à la communauté juive ? Kant aurait-il pu imaginer qu’un « être raisonnable » se comporte comme Eichmann ?
En résumé, cette formulation de l’impératif signifie que nous devons agir toujours de la manière dont on voudrait que les autres agissent. On ne doit pas mentir aux autres, tout simplement, parce qu’on ne peut souhaiter qu’ils nous mentent. En théorie, cela tient.
L’abolition de la peine de mort (1981, en France) symbolise la tentative de dépasser la mutualité, la réciprocité apparemment inhérente au principe de respect. Ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse amène à ce que nous ne fassions pas systématiquement à autrui ce qu’il nous a fait. La loi du Talion, dont la maxime est « œil pour œil, dent pour dent », doit être dépassée. Abolir la peine de mort, c’est admettre que quoi qu’il ait fait, un homme reste un homme. L’humanité de l’homme devient ainsi un principe transcendant. Protéger les victimes des bourreaux n’en demeure pas moins une exigence, elle aussi, que l’on doit considérer comme tout aussi « transcendante ».
L’exécution de Saddam Hussein, le 30 décembre 2006, n’aurait pas pu avoir lieu en France ; certains ont même condamné, sans doute avec raison, les humiliations qu’il a subies une fois capturé ; la diffusion des images de son exécution a notamment été dénoncée par la Fédération Internationale des Droits de l’homme (FIDH), celle-ci arguant qu’« on ne répondait pas à la barbarie par la barbarie ». En ce sens, dépasser la loi du Talion, précédemment évoquée, semble constituer un progrès à la fois sur le plan individuel (dans le rapport qu’a un individu avec un autre individu) et sur le plan collectif (dans le rapport qu’a un groupe d’individus avec un autre groupe d’individus). Sans pouvoir exiger des victimes un « pardon » qu’elles pourraient accorder à leurs bourreaux, on peut envisager leur renoncement à la vengeance.
Initialement, le rapport avec autrui s’exprime donc sous la forme d’une confrontation, parce que la vie elle-même se trouve en jeu ; c’est pourquoi Hegel parle d’une « lutte à mort ». L’enjeu de cette lutte est la liberté elle-même : « C’est seulement par le risque de sa vie qu’on conserve la liberté (…). L’individu qui n’a pas mis sa vie en jeu peut bien être reconnu comme personne ; mais il n’a atteint pas atteint la vérité de cette reconnaissance comme reconnaissance d’une conscience de soi indépendante ». Pour que s’établisse une véritable reconnaissance d’une conscience vis-à-vis d’une autre conscience, il faut en passer par cette lutte à mort.
Le « désir » est en outre à l’origine de cette confrontation. Le désir consiste à vouloir nier le monde (et l’autre qui en fait partie) pour s’affirmer. Il constitue donc la négation de tout ce qui n’est pas soi, en vue, précisément, d’affirmer le soi. On l’a compris : ce désir porte sur un autre désir. Deux consciences s’affrontent : celui qui gagne sera le maître, celui qui perd l’esclave. On songe bien sûr à ce qui se passe dans la nature, quand deux animaux sauvages luttent pour la conquête d’un territoire, afin de se trouver au sommet de la hiérarchie établie dans le groupe.
Au terme de la lutte, l’un des deux individus (l’une des deux « consciences de soi ») est devenu le maître, l’autre l’esclave ; l’esclave, c’est finalement celui qui a préféré la soumission à la mort. Il vaut mieux être un esclave vivant qu’un maître privé de la vie, a jugé l’esclave.
Mais cette situation aboutit en fait à une impasse pour le maître (la conscience de soi dominante) : il s’aperçoit finalement que la reconnaissance de l’esclave (celui-ci le reconnaît comme maître) n’a aucune valeur : que vaut en effet la reconnaissance de l’esclave, de la part d’un être inférieur ? La reconnaissance n’a de valeur que dans l’égalité : le maître ne peut trouver de véritable satisfaction de la reconnaissance d’un esclave. Il doit admettre, d’une certaine manière, que son statut dépend du « respect » de l’autre, entendu ici comme « reconnaissance ». Pour que la reconnaissance de l’esclave vaille, il faut que celui-ci cesse d’être un esclave.
Mais autrui n’est-il pas, de la même manière, responsable envers moi ? Peut-être, répond Lévinas, « mais c’est son affaire. C’est précisément dans la mesure où entre autrui et moi la relation n’est pas réciproque, que je suis sujétion à autrui » ; et je suis « sujet essentiellement en ce sens » (Éthique et Infini, 1982). Je ne suis moi, à ce titre, que si je suis responsable de l’autre. Je n’existe pleinement comme sujet qu’à partir de cet autre sur lequel je dois veiller. La dimension de la relation à l’autre est, par conséquent, éthique.
C’est pourquoi, dans Soi-même comme un autre (1990), il faut selon Ricoeur trouver un juste milieu entre l’« exaltation » et l’« humiliation », termes employés par lui. Pour ce faire, il substitue au « moi » le « soi ». Le « soi » est plus neutre ; il renvoie à un sujet débarrassé de son égoïsme et de son impertinence. Entre l’identité, qui consiste à privilégier le « même » (c’est-à-dire, l’« idem », le « moi »), et l’altérité, qui consiste à poser que l’autre est aussi important, ou plus important que moi-même, se trouve l’ipséité, un « soi-même » comme un « autre ». Ricoeur rejoint ainsi l’idée que l’autre est, tout simplement, constitutif de ma propre identité.
C’est, aujourd’hui, à travers le racisme ou la xénophobie que peut se poser la question du respect de l’autre. L’altérité s’exprime, en ce sens, au regard de la différence : le « raciste », c’est celui qui ne reconnaît pas dans l’autre un autre soi-même sous prétexte qu’il n’a pas les mêmes origines, ou n’appartient pas à la même culture. La différence entraîne la peur, la méfiance et donc le rejet. La question de l’autre, dans cette perspective, ne se pose plus simplement en terme de « conscience » ou de subjectivité. L’autre, c’est celui qui n’a pas la même couleur de peau, les mêmes habitudes alimentaires, voire la même religion ; ce peut être également celui qui ne se situe pas dans une « normalité » établie, en fonction de règles sociales ou culturelles qui établissent cette normalité. L’autre, ce peut être la personne handicapée, ou le vieillard, qui ne jouissent pas de l’exercice de toutes leurs facultés, ou qui se trouvent fragilisés ou amoindris.
Le respect de l’autre dépend par conséquent très souvent d’une éducation, d’un apprentissage : admettre que celui qui est différent n’est pas pour autant inférieur doit être enseigné, expliqué. Ce n’est pas de manière naturelle, semble-t-il, que les individus respectent les autres individus.
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