Pensées : lecture méthodique 1, le temps
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Pages 83-84, fragment 172
« Nous ne tenons jamais au temps présent (...) il est inévitable que nous ne le soyons jamais. »
Voir un extrait :
Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous rappelons le passé ; nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l'arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont point nôtres (…). C'est que le présent d'ordinaire nous blesse. (…) Que chacune examine ses pensées. Il les trouvera toutes occupées au passé ou à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons ce n'est que pour en prendre la lumière pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin.
Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux il est inévitable que nous ne le soyons jamais.
Dans la première partie des Pensées, Pascal montre la faiblesse de l’homme sans Dieu. De fait, cette réflexion sur le temps s’inscrit dans l’observation pessimiste et rigoureuse de l’homme face au temps : son impuissance révèle son inaptitude au bonheur.
• Réflexion : de la méditation sur le Temps à la méditation sur le Bonheur.
La phrase introductive est un constat catégorique de l’inadaptation de l’homme face au présent. La phrase est nette, sans nuance : la négation (« ne... jamais ») est totalement exclusive et catégorique ; le présent donne une allure de définition générale ; le « nous » a valeur d’universalité.
• Développement
La deuxième phrase développe la première, à l’affirmative. Ainsi, à « ne pas se tenir » (incapacité pour l’immobilisme), s’adjoignent « anticiper, hâter, rappeler, errer… » (verbes d’errance désordonnée). Pascal décrit le comportement de l’homme, tantôt dans la fuite en avant, tantôt dans le retour sur un passé révolu.
Pour appuyer l’idée, le parallélisme parfait de la structure grammaticale (proposition principale + proposition subordonnée de but) mime le mouvement de balancier de l’homme entre passé et futur, sans point fixe.
De plus, une forte antithèse au niveau des verbes (anticiper/rappeler), et des expressions (hâter son cours/ arrêter comme trop prompt) prépare au jugement du philosophe : anticiper est saisir un temps qui n’est pas encore (Pascal épingle l’impatience des hommes) et rappeler est saisir un temps qui n’est plus (il épingle la nostalgie).
La double attitude semble condamnable puisque les adjectifs décrivant les hommes sont franchement péjoratifs. Cette nuance est encore accentuée par le « si » d’intensité : « si imprudents, si vains ».
De même, les deux temporalités, passé et présent, sont groupées dans un pluriel commun (temps de l’erreur) et s’opposent au temps du réel, au singulier (« au seul, le seul... »).
Il utilise le vocabulaire de l’errance et du songe pour montrer l’erreur de l’homme : son imagination l’empêche de saisir le réel, d’où le lexique de l’appartenance explicitant l’incapacité de l’homme à reconnaître ce qui lui appartient (« les nôtres, appartient »). Le jugement est net : l’homme est aveugle devant ce qui est à lui, ce qui est lui ; il agit « sans réflexion ».
• Explication
Pascal explique des causes de cette démarche avec la tournure présentative « c’est que... » : l’homme est inadapté au présent. L’explication est brève et met en évidence un verbe pathétique très violent (« blesse »). La phrase suivante développe davantage la lâcheté de l’homme qui se leurre lui-même, seul responsable (insistance avec les pronoms, et déterminant possessif « nous le cachons à notre vue »). L’homme s’aveugle pour éviter la souffrance. Même si le moment est agréable, des sentiments d’angoisse se mêlent, traduits par les verbes « regretter, échapper », qui illustrent l’inadaptation au présent.
• Conséquence
La projection vers le futur, vers un temps qu’il n’est pas sur de connaître, projection qui ne va pas de soi comme le sous-entendent les verbes « tacher de, disposer... », traduisant un effort, une recherche. Les phrases sont sèches et sans équivoque. L’attitude de l’homme est vaine et imprudente : les idées du début du texte sont justifiées.
• Répétition pédagogique de ce qui a été dit avec un éclairage autre et plus de modération, puisque le destinataire du texte est pris à partie : de « Nous ne tenons jamais au présent » à « Nous ne pensons presque point au présent », moins de fermeté avec l’utilisation de presque.
• Progression : les deux temps de l’erreur sont associés comme instruments ou tremplins vers l’avenir. Les phrases sont très brèves. L’emploi de la terminologie logique « pour prendre, pour disposer... fin, moyens... » rend l’argumentation d’autant plus efficace et redoutable : l’homme est préoccupé par une seule chose, un avenir incertain et peut-être vain.
Déduction logique (vocabulaire de la logique « il est inévitable que... ») : s’il y a incapacité de saisir le présent, il y a incapacité de trouver le bonheur. Fuir le présent, c’est fuir la vie, fuir le bonheur. La quête du bonheur ne peut se situer ni dans l’irréel du passé, ni dans l’éventuel d’un futur.
Pascal ébranle son lecteur avec sa force persuasive, servie par un style très concis et net ; des effets de symétrie et de reprises de mots (passé, présent, avenir…) qui créent un vertige…
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