Lorenzaccio : lecture méthodique, acte III, sc. 3, tirade de Lorenzo
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Mais la révélation prend surtout, dans cette tirade, une dimension existentielle. En effet, le tyrannicide devient, à travers Lorenzo, un acte personnel de résistance et de révolte. La modalité de parole de la tirade permet à cet égard d’accéder à la conscience du héros qui tombe le masque et dévoile son conflit intérieur face à Philippe, interlocuteur bienveillant. Le raisonnement de Lorenzo peut d’abord sembler paradoxal. Conscient de l’inutilité de son geste, il exprime pourtant la nécessité de l’accomplir jusqu’au bout et le besoin de s’en justifier. Dans cet extrait, toujours dans la peau du héros tourmenté, il oscille entre constat amer d’une vie qu’il abhorre, désillusions, désir de vengeance et élans d’orgueil.
Par ailleurs, Lorenzo est omniprésent dans son discours : il emploie les pronoms personnels « je » (en position de sujet) et « me » plus de quarante fois dans la tirade.
Alexandre, à la fois victime et tyran, n’est évoqué que quatre fois, par son nom « Alexandre » et par une périphrase dépréciative et méprisante « ce conducteur de bœufs » qui ne traduit pourtant aucune haine personnelle de la part de Lorenzo. Il envisage d’ailleurs, au mode conditionnel, la possibilité de l’épargner (« je l’épargnerais »). Ce n’est pas la cible qui importe pour Lorenzo, c’est l’acte et les enjeux qu’il contient.
Le meurtre est évoqué de manière concrète et insistante par un vocabulaire parfois violent, parfois imagé : répétition de « je tue », répétition de « ce meurtre », « frapper », la métaphore « le soufflet de mon épée marquée en traits de sang », « la tombe d’Alexandre », et l’euphémisme « j’aurai dit aussi ce que j’ai à dire » qui assimile le meurtre à un moyen d’expression.
La répétition du verbe « pouvoir » et les propositions hypothétiques « si je… si mon… » traduisent la souffrance et le regret d’une vie qui lui fait à présent horreur. Cette volonté de purification est liée à un constat amer : « Mais j’aime le vin, le jeu et les filles, comprends-tu cela ? ».
L’accumulation des éléments qui symbolisent la débauche, renforcée par le rythme ternaire, traduit la frénésie et le tourbillon d’une vie qui ne lui appartient plus. Ses vices sont multiples et l’ont éloigné de son innocence passée et, en même temps, de son identité. L’interrogation « comprends-tu cela ? » suscite la compassion, suggère le dégoût de soi et agit comme une prise de conscience pour Lorenzo qui mène ici une réflexion sur lui-même.
« Ce meurtre, c’est tout ce qui me reste de ma vertu ». Lorenzo, avec lucidité, admet que le vice lui colle à la peau. Il participe de son caractère double et représente une facette dégradée du jeune homme qui fait face à son conflit intérieur le plus profond, le conflit entre aspiration au bien et attrait pour le mal. Alexandre représente cette vie vicié. Le meurtre répond alors à une quête identitaire : l’assassiner, c’est effacer la mauvaise part de lui-même, c’est retrouver son identité et son unité d’homme entièrement vertueux. La métaphore du fil illustre cette idée : « le seul fil qui rattache mon cœur à quelques fibres de mon cœur d’autrefois » : le meurtre est représenté comme le seul lien qui rattache Lorenzo à lui-même. Il est paradoxalement valorisé et associé à la vertu : « c’est mon meurtre que tu honores ».
Par ailleurs, l’accumulation de phrases interrogatives et les anaphores de « Veux-tu… ? » « Songes-tu… ? » expriment l’impossibilité du renoncement et donnent une certaine solennité à cette tirade, propre à exprimer, selon des accents pathétiques, la souffrance de Lorenzo. En témoignent plusieurs termes qui évoquent la sensibilité et la douleur : « mon cœur », « mon cœur d’autrefois », la métaphore « je glisse sur un rocher » qui suggère la déchéance ainsi que la métaphore « cramponner mes ongles » qui traduit une douleur à la fois physique et psychologique.
Il faut remarquer plusieurs éléments qui assimilent le meurtre à un enjeu vital et la vie sans meurtre à une mort métaphorique. D’abord, la métaphore hyperbolique « ma vie entière est au bout de ma dague » traduit la dimension salvatrice de son geste. Par ailleurs, l’expression « le seul fil qui rattache aujourd’hui mon cœur à quelques fibres de mon cœur d’autrefois » indique que le cœur est le pôle de la sensibilité mais aussi l’organe de la vie, une vie qui semble s’affaiblir, comme le suggère l’image du « fil » qui traduit une fragilité.
Le meurtre est littéralement une question de vie ou de mort, en témoignent les multiples évocations du suicide : « que je m’empoisonne », « que je saute dans l’Arno », et le champ lexical de la mort : « je tue », « que je sois un spectre », « ce squelette », « que je rompe le fil », et la métaphore « je laisse mourir en silence l’énigme de ma vie ». La mort envisagée, s’il ne va pas au bout de son projet, est une mort à la fois physique (suicide) et morale (déchéance). L’image du spectre et du squelette révèle d’ailleurs son apparence fragile, mais aussi le genre de vie qu’il mène : une vie désincarnée.
Au-delà de l’affection entre les deux hommes, c’est une relation basée sur le respect mutuel qui transparaît ici. D’abord, remarquons que Philippe tient une place à part aux yeux de Lorenzo. En effet, lorsqu’il exprime son mépris pour les républicains, Philippe n’y est pas associé : « les républicains me couvrent de boue et d’infamie ». Surtout, l’estime entre les deux hommes se traduit par la répétition du verbe « honorer », renforcée par une structure en chiasme : « si tu honores en moi quelque chose… c’est mon meurtre que tu honores ». Enfin, il faut remarquer que, contrairement à Lorenzo, Philippe n’est pas en mesure d’éliminer le tyran : « c’est mon meurtre que tu honores, peut-être justement parce que tu ne le ferais pas ». Lorenzo, à travers son acte, semble vouloir se montrer digne de l’estime que Philippe lui porte.
Sa souffrance se mue en révolte et s’exprime à travers un vocabulaire fort, notamment le réseau lexical de l’injure et du mépris : « boue », « infamie », « exécration », « conspué », « m’accablent », « injures », « m’assommer », « curiosité monstrueuse ». Lorenzo insiste sur le caractère subi de l’humiliation dont il fait l’objet. À cet égard, son attitude dans cette tirade marque un moment de rupture très nette puisque d’homme méprisé, il devient celui qui méprise et exprime un désir de vengeance.
En effet, les républicains sont évoqués en termes particulièrement dépréciatifs : « lâches sans noms », « brailler », « bavardage humain », « yeux louches », et les métaphores « vider leur sac à paroles », « je leur ferai tailler leurs plumes, si je ne leur fais pas nettoyer leurs piques ». Lorenzo s’insurge contre leur lâcheté et leur inaction. Le contraste entre Lorenzo et les républicains est à comprendre à travers l’opposition entre théorie et pratique. Là où Lorenzo a le courage de ses actes, les républicains restent figés dans une posture théorique et un verbiage inefficace. Bien plus que le meurtre accompli par Lorenzo, c’est leur « bavardage » qui se révèle inutile face à la tyrannie.
Lorenzo, enfin, déploie un arsenal rhétorique révélateur de l’affirmation de sa supériorité sur l’humanité. La métaphore hyperbolique « l’Humanité gardera sur sa joue le soufflet de mon épée », renforcée par la personnification, permet d’insister sur la grandeur de son acte. Lorenzo souhaite se faire un nom : « je leur ferai tailler leurs plumes » suggère que son acte sera sans doute rapporté dans des chroniques écrites. Son ton est assuré et impérieux, en témoignent les tournures impersonnelles : « il faut que… », « il ne me plaît pas qu’… » et l’indicatif futur dans la métaphore : « les hommes comparaîtront devant le tribunal de ma volonté ». Par son orgueil, il opère un renversement et se pose lui-même, à travers son acte, en juge de l’humanité. Cette idée se retrouve dans « Il faut que le monde sache un peu qui je suis, et qui il est » où le parallélisme de construction traduit une équivalence entre « le monde » et lui-même. Lorenzo, à la manière d’un personnage déchu, a tout à prouver.
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