Lorenzaccio : le héros romantique et ses ambiguïtés
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• L'homme aux deux portraits : public et privé
À cet égard, les autres personnages dressent de lui un portrait très discordant. Deux visions de Lorenzo s’opposent :
- d’une part, Lorenzo est caractérisé selon son image « publique ». Cette image est peu valorisante : « ivrogne », « un gredin » (I, 2) », « le plus fieffé poltron ! une femmelette, l’ombre d’un ruffian énervé ! un rêveur », « glissant comme une anguille », « mon entremetteur », « ce petit corps maigre, ce lendemain d’orgie ambulant », « libertin », « le modèle titré de la débauche florentine », « Double poltron ! fils de catin ! » (I, 4) ; « ce misérable », « cette canaille » (II, 5) ; « traître à la patrie et assassin de son maître » (décret) (V, 2).
C’est une image peu positive et peu héroïque de Lorenzo qui se construit mais il manifeste toutefois des qualités, mises au service du vice : il est séducteur, habile, rusé, hypocrite et particulièrement redoutable dans son rôle d’espion. Dès le début, des indices le présentent comme un potentiel traitre présentant une menace pour le duc. On craint son geste : il apparaît donc comme un personnage peu fiable voire inquiétant. À bien des égards, il se distingue comme une sorte de contre modèle ou de faux modèle.
- D’autre part, Lorenzo est évoqué dans une sphère plus privée, par des personnages qui le connaissent plus intimement. Là encore sont évoqués plusieurs Lorenzo par sa mère : « un spectre hideux qui vous tue en vous appelant encore du nom de mère », « Ce ne sera jamais un guerrier », « Lorenzino d’autrefois », « cet enfant » (I, 6).
Marie semble vouloir conserver l’image passée, enfantine et intacte, de Lorenzo. Elle évoque même, dans un de ses rêves, un paradis perdu où elle se voit bercée par une représentation idéale de son fils. Cette vision maternelle contraste avec l’image publique que renvoie le Lorenzo du présent.
• Un combattant déterminé
Si l’image d’un Lorenzo guerrier est niée par sa mère, Lorenzo tend pourtant à s’affirmer comme un combattant, un personnage de défi. Il apparaît d’ailleurs comme une fine lame lors de son entraînement avec le spadassin Scoronconcolo (III, 1), bien loin de l’image publique de couard s’évanouissant à la vue d’une épée (I, 4). Surtout, c’est à travers les yeux de Philippe Strozzi que Lorenzo apparaît comme un libérateur. « Tu es un Médicis toi-même, mais seulement par ton nom », « que l’homme sorte de l’histrion », « Ne m’as-tu pas parlé d’un homme qui s’appelle aussi Lorenzo, et qui se cache derrière le Lorenzo que voilà ? » (III, 3). Philippe l’exhorte à s’affirmer et à retrouver son honneur et sa vertu par un geste fort. « O notre nouveau Brutus ! », « Mon Brutus ! mon grand Lorenzo ! » (V, 2). Lorenzo est ainsi lié, pour Philippe, à son image de sauveur de la cité.
Mais si Lorenzo apparaît bien souvent en public comme un être carnavalesque et léger, il manifeste une détermination assurée. Son geste est-il lié à un désir de vengeance ? Quelles en sont les motivations ? « Il faut que je sois un Brutus », « j’ai travaillé pour l’humanité », « je voulais… me prendre corps à corps avec la tyrannie vivante » déclare-t-il, acte III, scène 3. Son acte résulte d’une réflexion, d’une maturation, d’une préparation de plusieurs années. Ce désir de délivrer Florence de la tyrannie semble converger avec les idées républicaines. Pourtant Lorenzo exprime un désir de vengeance envers les républicains et le mépris qu’ils lui ont manifesté, le croyant au service du tyran. À travers eux, il manifeste un désir de reconnaissance bien plus général envers tous ceux qui l’ont conspué : « Et me voilà dans la rue, moi, Lorenzaccio ? Et les enfants ne me jettent pas de la boue ? » (III, 3). Ainsi, Lorenzo, en prenant de la distance par rapport à Lorenzaccio, tend à réaffirmer son amour propre auprès de l’humanité : « voilà assez longtemps… que l’exécration des hommes empoisonne le pain que je mâche […] Il faut que le monde sache un peu qui je suis, et qui il est » (III, 3).
« Il faut que le monde sache un peu qui je suis ». Cette déclaration pose problème car Lorenzo est le héros insaisissable, le héros de la duplicité. Cette duplicité est suggérée par ses multiples noms et par les réactions contrastées qu’il suscite chez les autres (et les visions opposées qui en découlent). Elle est également suggérée par son rôle d’espion au service d'Alexandre qui lui impose d’être double. Mais surtout, elle s’exprime à travers les images contradictoires que Lorenzo donne de lui-même. Les thèmes du masque et du double sont évidemment liés chez Lorenzo et concourent à construire de lui une identité très incertaine.
Lorenzo se donne à voir tantôt comme un libertin dépravé : « Les lits des filles sont encore chauds de ma sueur », « Je suis devenu vicieux, lâche, un objet de honte et d’opprobre » (III, 3), tantôt comme un intellectuel pacifique : « Si l’on vous a dit que je suis un soldat, c’est une erreur ; je suis un pauvre amant de la science » (I, 4), « j’étais un étudiant paisible et je ne m’occupais alors que des arts et des sciences » (III, 3). De même, il se représente tantôt comme un pleutre incommodé par la vue d’une arme (I, 4), tantôt comme un redoutable et vaillant guerrier (« tigre ») fort intéressé par les instruments du combat : « Montre-moi cette épée. Ah garçon, c’est une brave lame » (III, 2). L’image la plus contradictoire qu’il donne de lui se manifeste à travers les deux interrogations suivantes : « Suis-je un Satan ? » (III, 3), « Suis-je le bras de Dieu ? » (IV, 3).
Cette inconstance, cette image de libertin débauché et, au-delà, cette multiplicité identitaire, en font un héros en tous points opposé à l’idéal classique de l’honnête homme.
• La recherche de son identité ou l'enjeu de l'intrigue
En fait, l’identité de Lorenzo, ou plutôt la recherche de son identité, est un véritable enjeu de l’intrigue. Elle semble donner un sens à son geste, le meurtre du duc, à travers une forme d’affirmation de soi. En effet, on peine à cerner précisément Lorenzo tant il est toujours dans la représentation, voire dans l’excès. Par les masques qu’il porte, Lorenzo apparaît toujours à la frontière entre lui-même et un autre, proche de l’aliénation. Cette crise identitaire s’exprime particulièrement à la fin de l’acte IV (scène 9) où, dans un état proche du délire et de la folie, se manifeste l’éclatement de son identité alors qu’il vit par avance le meurtre d’Alexandre.
C’est donc par ce meurtre que Lorenzo veut retrouver son unité et son identité, il l’exprime à travers la métaphore du fil et de l’épée : « Si je suis l’ombre de moi-même, veux-tu donc que je rompe le seul fil qui rattache aujourd’hui mon cœur à quelques fibres de mon cœur d’autrefois ? », « Ma vie entière est au bout de ma dague » (III, 3).
L’affirmation de son identité passe par l’affirmation de son identité d’homme. Lorsqu’il réalise enfin son projet, la symbolique de l’épée apparaît à nouveau : « Lorenzo rentre l’épée à la main » (IV, 11). Elle joue un rôle dans la recherche identitaire dans la mesure où elle est représente l’affirmation de sa virilité (à la manière d’une revanche puisque le duc avait mis en doute sa virilité dès le premier acte en lui donnant un surnom féminin « Lorenzetta »).
Le geste de Lorenzo est une manière de se faire un nom. Cette recherche identitaire et cette affirmation de soi sont caractéristiques des aspirations du héros romantique. Néanmoins, la dualité qui caractérise Lorenzo est inévitablement une source de souffrance qui participe elle-aussi de la construction de son être.
• Tension entre vice et vertu
Le tragique s’explique en premier lieu par une tension qui anime le héros : d’une part il manifeste une sorte de fascination pour le vice et, d’autre part, il exprime le fantasme d’une pureté et d’une innocence perdues. Cette tension entre vice et vertu constitue un enjeu majeur de la pièce, d’abord parce qu’elle trouve son expression dans la bouche même du héros : « J’étais pur comme un lis » (I, 4) ; « Ma jeunesse a été pure comme l’or » (III, 3) ; « maintenant il [ le vice] est collé à ma peau » (III, 3) ; « moi, qui n’ai voulu prendre qu’un masque pareil à leurs visages [les débauchés], je ne puis ni me retrouver moi-même ni laver mes mains, même avec du sang ! » (IV, 5). Lorenzo se perçoit comme un être véritablement dégradé, souillé, libertin pris à son propre jeu, incapable de résister à la contagion du vice de la cour d’Alexandre. Il souffre de ne pas être lui-même.
Mais surtout, cette tension entre vice et vertu fait écho à la propre vie de l’auteur, Musset, un être tourmenté, victime d’addictions, lui aussi incapable de résister à la tentation d’une vie de débauche. Tout comme Musset, Lorenzo est un être de contradictions qui oscille entre, d’un côté, le sens du devoir, l’aspiration à la pureté et à un idéal politique (« J’ai cru à la vertu, à la grandeur humaine, comme un martyr croit à son Dieu » (III, 3)) et, de l’autre, le goût du vice, du sarcasme, et la souillure : « J’aime encore le vin et les femmes ; c’est assez, il est vrai, pour faire de moi un débauché, mais ce n’est pas assez pour me donner envie de l’être. » (V, 6). D’ailleurs, l’image du fantôme évoquée à plusieurs reprises est symbolique et révélatrice de ce dédoublement. Elle teinte l’image de Lorenzo d’une couleur pathétique : « Lorsque je parcourais les rues de Florence, avec mon fantôme à mes côtés… » ; « le spectre de ma jeunesse » ; « je suis l’ombre de moi-même » (III, 3).
• Son destin : se faire un nom
Le tragique s’explique également par le positionnement de Lorenzo face à son destin. À cet égard, remarquons un élément intéressant dans la bouche de Marie puis dans celle de Lorenzo : « Sa naissance ne l’appelait-elle pas au trône ? » (I, 6) ; « mon nom m’appelait au trône » (III, 3). Lorenzo, qui rappelons-le est un Médicis, était donc de par sa naissance appelé à régner. Le destin et les circonstances en ont voulu autrement. Lorenzo n’évoque que très furtivement cette information mais elle peut expliquer son souci presque obsessionnel de marquer la postérité en se faisant un nom : « l’Humanité gardera sur sa joue le soufflet de mon épée… il ne me plaît pas qu’ils m’oublient » (III,3). Malgré son destin manqué, il semble chercher à s’affirmer en tant que héros envers et contre tout. Cet élément permet de donner tout son sens à la déclaration « ma vie entière est au bout de ma dague » (III, 3).
• Un meurtrier lucide
Pourtant Lorenzo exprime à l’égard de son acte une lucidité désarmante. Il est pleinement conscient de l’inutilité de son geste sur le plan politique : « Je vais tuer Alexandre ; une fois mon coup fait […] je te gage que ni eux [les républicains] ni le peuple ne feront rien » (III, 3). Cette lucidité peut être comprise comme une forme de pessimisme. En proie à des doutes et à de nombreuses interrogations (Acte III, scène 3 ; acte IV, scène 3), Lorenzo s’interroge sur la condition humaine, la portée d’une action individuelle sur un destin collectif, la possibilité du mal. Son conflit intérieur est aussi le lieu d’une tension tragique : libérer la ville de son tyran (et ainsi affirmer son identité) implique de devenir un meurtrier.
• Un héros solitaire
Enfin, l’acte de Lorenzo est isolé. Le héros agit dans la solitude et son caractère insaisissable le rend d’autant plus seul, ce qui participe encore de sa souffrance et de sa dimension tragique. Sa mort, alors qu’il quitte seul la scène, ainsi que l’absence de toute sépulture qui le prive d’un dernier hommage, l’isolent d’autant plus du reste de l’humanité. Cette mort ne peut être comprise que comme une sorte de rédemption personnelle mais elle semble à l’image de son geste : presque dénuée de tout sens, de toute portée réellement signifiante. Lorenzo, tout au long de la pièce, semble voué à être marginal et incompris (en témoigne son corps jeté dans la lagune de Venise). Cependant, malgré son pessimisme, Lorenzo accomplit son acte jusqu’au bout, à la manière d’un défi, tout en en sachant l’inutilité. À cet égard, il apparaîtrait presque comme un héros absurde.
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