Les revers des progrès techniques

La révolution scientifique est initiée au XVII^e siècle par des savants et des philosophes tels que Galilée, Descartes ou Newton.
Le calcul est alors introduit dans les sciences de la nature : nous devenons capables de prévoir le mouvement des corps ailleurs qu’en astronomie. De là, l’espoir de devenir, comme écrit Descartes, « comme maître et possesseur de la nature ». La révolution industrielle entamée à la fin du XVIII^e siècle semble concrétiser cet espoir à travers la maîtrise de la vapeur, du charbon, de l’électricité, du pétrole et même, au cours du XX^e siècle, de l’atome.

De nombreux philosophes, de Turgot à Tocqueville en passant par Condorcet, pensent alors que le progrès de l’humanité, bien qu’il puisse rencontrer de nombreux obstacles, est incontestable et qu’il s’étend à presque toutes les sphères de la vie humaine.

Auguste Comte (1798-1857) conçoit dans cet esprit une théorie générale du progrès fondée sur la « loi des trois états ». Selon lui, la progression de toute société humaine passe nécessairement par trois états :

• l’âge théologique, où tout est expliqué par l’action divine ;
• l’âge métaphysique, où tout est expliqué par des principes abstraits ;
• l’âge positif, où tout est enfin véritablement compris par des lois scientifiques, universelles et nécessaires.

Selon Comte, l’âge positif caractérise notre époque. Et la connaissance scientifique va donner toute son ampleur à la technique. En effet : « science, d’où prévoyance ; prévoyance, d’où action ».

Le progrès technique occupe donc une place centrale dans l’esprit de notre époque. Les exploits technologiques servent ainsi régulièrement de repères dans l’histoire récente : les inventions du télégraphe, de la voiture, de l’avion, du téléphone, des fusées, du voyage spatial témoignent pour certains de l’accomplissement de l’humanité.

D’autres, plus méfiants, soulignent que chaque nouvelle invention s’accompagne d’un accident propre. Cela peut être relativement bénin, si notre pire erreur est d’envoyer un message à la mauvaise personne au milieu des dizaines déjà envoyés. Mais cela peut aussi être catastrophique.

Pire encore, nous avons pris conscience, avec le dérèglement climatique et l’extinction de masse des espèces vivantes, que l’accident produit par les progrès techniques de l’humanité était d’ampleur mondiale.

Selon le philosophe Bergson (1859-1941), nos organes sont des outils naturels et nos outils sont des organes artificiels. Une jambe est une béquille naturelle, comme une béquille est une jambe artificielle.
Les progrès de la technique ont donc, en un sens, accru la dimension et la puissance du corps de l’humanité. La bombe atomique larguée sur Hiroshima pourrait être vue comme un poing gigantesque s’abattant sur le visage du Japon. Mais c’est peut-être une humanité moralement infantile qui se trouve aux commandes d’un corps surpuissant. Avons-nous une moralité suffisante pour bien utiliser cette puissance ? Il est raisonnable d’en douter. Car si nous n’avons pas été assez inconscients pour nous lancer dans la guerre atomique, nous n’arrivons pas encore à nous décider à agir réellement pour éviter le dérèglement climatique.

L’ambiguïté des bienfaits apportés par la technique nous interroge sur le concept même de progrès. Comme l’écrit Georg Henrik von Wright, « le progrès est clairement un mot chargé de valeur ». Il ne doit donc pas être confondu avec des concepts parents tels que « changement » ou « croissance » qui sont fondés sur des faits mesurables. En revanche « que l’état d'une chose représente un progrès par rapport à un autre état n’est cependant rien qui puisse être établi par des arguments scientifiques ». Il est certain que nous voyageons plus vite aujourd’hui qu’il y a deux siècles. Mais cela ne prouve pas scientifiquement qu’il vaut mieux voyager plus vite.

Les techniques sont des moyens. Les améliorer ne doit pas nous dispenser de réfléchir sérieusement aux buts que nous voulons atteindre. Sans quoi le progrès des techniques ne sera que cela : un progrès des techniques. Or c’est un progrès de l’humanité dont nous avons besoin.