Les Planches courbes : lecture méthodique 3
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Toutes les références renvoient à l'édition suivante : Yves Bonnefoy, Les Planches courbes, édition Mercure de France, 2001, Paris. ISBN 2-7152-2298-X
Intégralité du poème « Les planches courbes » pp. 101-104
Nous étudieront intégralement « Les planches courbes ». Ce « récit en rêve » est organisé autour de la problématique du passage et nous nous concentrerons sur les oscillations et mouvements qui le traversent, sur la figure du père qui le nervure et sur sa dimension métaphorique.
- Le géant et l’enfant Les protagonistes de ce récit sont le « passeur » du fleuve qui est un géant et un enfant qui se confie à lui. Les deux personnages sont décrits par le biais d’oppositions et de paradoxes. Si l’enfant salue le géant par « Bonjour, monsieur », celui-ci lui répond par « Bonjour, mon petit ». La description du géant et de l’enfant augurée par ce salut qui souligne la différence essentielle entre les deux êtres se fera de manière antithétique tout le long du récit. Chacune des évocations du passeur souligne sa grandeur et son aspect immuable renforcé par l’emploi répété du verbe d’état être : « l’homme était grand, très grand », « géant, qui était là immobile », « le passeur, absent de soi comme il semblait l’être » et des termes comme « immobile, se tenait, était ». Seule sa barque qui faisait « un léger bruit […] bougeait ». L’enfant, quant à lui, est caractérisé par ses actions et ses frêles mouvements « s’approchait […] silencieusement, […] comprenait, […] tenait serrée ». L’enfant est en mouvement alors que le passeur est immobile sur une barque qui va « d’un bord [à l’autre] du fleuve », entre deux rives. En outre, à la lecture du récit le passeur semble se tenir en dehors du paysage comme en attestent les prépositions spatiales et les repères qui lui sont attribuées : « la clarté de la lune était derrière lui », l’homme est « sur la rive près de la barque » qui, elle, est « contre son appontement ou une pierre », il est figé « sur une pierre, près de sa barque ».
- La traversée : un accueil dans le « récit en rêve » C’est au cœur de cette opposition que la question fondamentale de la parole, du lieu et de l’origine va se poser. L’enfant veut traverser ; c’est impératif : il « doit traverser le fleuve » (p. 102). En effet, il semble ne rien avoir à quitter : il n’a ni maison ni parents. Le mouvement de la quête d’un lieu d’accueil est donc très fort : c’est « l’appontement », « les vastes mains », « les épaules »… Le récit de cette traversée s’apparente à ce que l’auteur lui-même a nommé « des récits en rêve », entre récit en prose classique et récit de rêve freudien ou psychanalytique, puisque le poète-conteur fait ici du rêve le point de départ du récit, un point de passage, une métaphore du voyage où un voyageur rencontre sur un navire un interlocuteur avec lequel s’engage une conversation sur le langage. C’est le rêve entre silence et images qui permet un certain aboutissement de la quête. Les silences imposés dans le dialogue et symbolisés par des expressions traduisant la réflexion : « l’enfant essaya de comprendre ce que pouvait être un nom », « Et l’enfant de se demander maintenant ce que c’est un père, une mère : ou une maison », « reprit le géant comme après quelque réflexion », « se taisait » ralentissent le rythme. La « respiration », comme dans les rêves, est « égale, lente » ; le géant peut dès lors accueillir l’enfant afin de le faire traverser : « Le géant se pencha, le prit dans ses vastes mains, le plaça sur ses épaules, se redressa et descendit dans sa barque ». L’exclamation, témoignage d’une oralité affectueuse, « Allons, dit-il. Tiens-toi bien fort à mon cou ! » traduit une évolution de leur relation. L’espoir d’un lien possible avec le père est désormais possible.
- Une quête du père et une interrogation sur le sens des mots L’enfant cherchant à atteindre l’autre rive est aussi à la recherche d’un nom, d’une mère, d’un père et d’une maison. Il rencontre ce géant, héros « très grand » qui, à l’initiative de la conversation, explique la signification des mots. Le dialogue entre les deux êtres va être emblématique de la quête de l’enfant - mais aussi de celle du passeur que nous étudions plus tard - : la « voix claire » de l’enfant apparaît comme un élément perturbateur puisque le passeur est « absent à soi », ensuite les interrogations du passeur se heurtent à d’autres questions ou au silence de l’enfant et enfin la « légère voix cristalline » de l’enfant retentit alors que le « passeur […] maintenant se taisait ». Cet enchaînement des voix met au jour le déficit des mots et du sens : « Je ne sais pas / Tu ne sais pas ! », « On ne m’appelle pas / On ne t’appelle pas quand il faut rentrer à la maison ? », « qu’est-ce que c’est ? », « je ne me souviens pas de cela non plus ». L’enfant est une fois de plus étymologiquement l’infans, celui qui ne possède pas les mots. Ce vertige du manque culmine dans la demande faite « la voix brisée par les larmes » : « veux-tu être mon père ? »
- Définition et rencontre du père
Cette question fait suite aux explications du géant qui apprend à l’enfant ce qu’est un père : « eh bien, celui qui te prend sur ses genoux quand tu pleures, et qui s’assied près de toi le soir lorsque tu as peur de t’endormir, pour te raconter une histoire ». Cette définition touchante fait du père une figure rassurante mais le plus souvent absente : « souvent, on n’a pas eu de père, c’est vrai ». Le fait que l’enfant découvre les mots « maison, mère, père » pour la première fois, lui permet d’interroger la capacité de langage à coïncider avec l’expérience. C’est pourquoi l’image du père ainsi définie par le géant va peu à peu coïncider avec celle du passeur qui, assis « près de sa barque », raconte à l’enfant l’affection d’un père, rassure l’enfant en le prenant « dans ses vastes mains et le pla[çant] sur ses épaules ». Notons que les allitérations en [p] et en [r] font surgir le terme père des actions accomplies par le passeur : « il planta la perche dans l’eau […] le passeur put prendre la perche à deux mains ».
c. Dimension métaphorique du récit en rêve
- Devenir père et être « le fils de son enfant » C’est dans le rapport physique des mains, d’un doigt et d’une oreille que se révèle le plus violemment le désir de l’enfant de faire du passeur son père. Les mots puis les actes concrétisent cette « adoption » : la question tout d’abord timide « veux-tu être mon père ? » se transforme en injonction « sois mon père ! ». Le passeur a pris l’enfant dans ses bras et le mène vers l’autre rive, ce qui suppose une acception tacite de cette nouvelle paternité imposée par l’enfant par le martèlement du [p] : « je dois passer le fleuve […] j’ai de quoi payer le passage. ». L’enfant finit par inverser le rapport de force : « mais je resterai avec toi, au bord du fleuve ». Notons d’autre part qu’Yves Bonnefoy a l’expérience de la paternité et il en formule dans L’Arrière-pays une conception originale « On est le fils de son enfant, c’est tout le mystère ». L’enfant va, dans sa rencontre, trouver un père et être celui du passeur. Une fusion va s’opérer entre les deux personnages : l’enfant et le géant sur les épaules duquel il est juché ne font plus qu’un, unis par le poids qui fait « fléchir » la barque. Un phénomène d’évolution témoigne aussi des relations entre l’homme et l’enfant : si, au début, le géant adopte le même rapport au monde qu’un enfant en se « pench[ant] » et en employant une tonalité affectueuse, l’enfant se transforme en homme : « Il a repris dans sa main la petite jambe, qui est immense déjà ». Ces deux phénomènes sont les deux faces d’un même désir de communion. Et si la question inaugurale du récit « qui es-tu ? » ne trouve pas de réponse et si l’homme se définit dans la restriction « je ne suis que le passeur ! Je ne m’éloigne jamais d’un bord ou de l’autre du fleuve » c’est que le langage est insuffisant. Seul le silence de la fusion sur lequel se clôt la conversation « Il faut oublier ces mots. Il faut oublier les mots. » et la communion semblent apporter une réponse à la question de l’être.
- Communion élémentaire La communion entre l’homme et l’enfant (« Le petit garçon [toujours] agrippé à son cou ») conduit à une communion élémentaire : en effet, « la barque semble fléchir de plus en plus sous le poids de l’homme et de l’enfant qui s’accroît à chaque seconde.». Peut-être s’agit-il d’interroger le monde en pesant contre lui de tout le poids de l’expérience et des mots, en s’y dissipant ? L’immersion dans le fleuve n’est pas vécue comme une catastrophe et celle-ci est progressive : l’homme est l’enfant perdent « appui dans les planches courbes » mais « l’esquif ne coule pas » et l’homme se veut rassurant « n’aie pas peur, dit-il, le fleuve n’est pas si large, nous arriverons bientôt ». Ils évoluent dans un « espace sans fin de courants qui s’entrechoquent, d’abîmes qui s’entrouvrent, d’étoiles » ; espace qui permet aux deux êtres, après le rétrécissement de la parole jusqu’au silence, de communier avec les éléments.
Ainsi, le passeur, figure emblématique du récit, apparaît comme un double du poète, véritable dépositaire du manque et travaillant à l’espoir. Le récit en rêve des « Planches courbes » apparaît comme une rêverie poétique élémentaire, un désir de communion avec les éléments ; communion pressentie par le langage mais réalisée par les sens et l’expérience. La quête par l’enfant d’un foyer, d’ « une maison natale », d’un père constituent autant de liens possibles avec les autres poèmes du recueil et font de ce récit la véritable traversée initiatique des Planches courbes.
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