Les Mains libres, lecture méthodique 3 : dessins de M. Ray, poèmes de P. Eluard « Le Tournant »
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Même si le dessin de Man Ray est premier, il s’enrichit et se développe dans les lignes de Paul Eluard qui voit lui-même son texte s’amplifier dans les traits du dessinateur.
Quels sont les échos que se renvoient dessins et écrits ? L’analyse du Tournant, texte et image, tente de répondre à cette question.
Au premier plan se déroule une route de montagne, dessinant un grand tournant orienté vers la droite, et soutenue par un haut mur maçonné, pourvu de grandes arches.
Sur la droite du dessin, l’artiste a représenté le pan de la montagne surplombant la route, avec, à son sommet, quelques arbres faméliques.
Presque à la jonction de la montagne et de la route, une énorme main enserre la roche. On ne distingue que les phalanges, la paume et le bras qui sont cachés derrière le virage.
Au second plan, figurée en contre-bas de la route, une maison, dotée d’une tour, est lovée dans ce qui semble être une forêt.
L’arrière-plan représente une baie au bord de la mer et un ciel nuageux.
En 1936, Man Ray et Adrienne, sa compagne, Paul Eluard et Nusch passent leurs vacances dans l’arrière-pays niçois à Mougins. Ils seront rejoints par Picasso et Dora Maar.
« Le soir, Éluard nous lisait son dernier poème, Picasso nous montrait un portrait de Dora aux yeux étincelants, quant à moi, je m’étais engagé dans une série de dessins extravagants mais réalistes qui parurent plus tard dans un livre intitulé Les Mains libres… Les dessins me reposaient des photographies. » Man Ray, autoportrait.
Un tournant est un changement de direction, de point de vue, de perception des choses.
Ce qui m’est interdit.
Structure
Poème de deux vers.
Temps de conjugaison : le présent de l’indicatif. Énonciation d’une vérité permanente.
Ces deux vers retentissent comme un proverbe et rappellent les livres d’emblèmes.
L’espérance fait miroir à la main en partie cachée.
On ne peut espérer que ce que l’on entrevoit, que l’on devine, mais dont l’essentiel nous échappe.
La main, dont on ne distingue que les phalanges, est une promesse d’un tout mystérieux, caché.
Au détour du virage, l’inconnu, l’interdit, attendent.
« Ce qui m’est interdit » est la chose inaccessible, portée hors de la connaissance, dérobée à la compréhension.
Le corps de cette main est caché par le rocher, invisible, masqué.
Les deux vers du poème amplifient la force et le sens du dessin.
La représentation d’une main gigantesque laisse deviner un être fantastique tout droit sorti d’un rêve, d’un inconscient. Seule la route peut conduire à la découverte du corps entier.
André Breton notamment, lors de son affectation au centre neuropsychiatrique de St-Dizier, découvre les travaux de Sigmund Freud et les concepts clés de ses théories, la libre association et l’analyse des rêves.
Ainsi les Surréalistes préfèrent explorer, au-delà des apparences rationnelles, les mécanismes mentaux et psychologiques qui sous-tendent la perception superficielle du réel.
L’accès au rêve s’inscrit dans leur volonté d’abolir les frontières de la réalité.
Cette volonté de s’émanciper du rationalisme de leur temps, peut trouver ses origines dans les horreurs de la première guerre mondiale.
Ce monde ne faisant confiance qu’à la raison et la science en excluant de ses grandes décisions tout rêve, tout imaginaire, a enfanté une folie sanglante absolue qui a fait 9 millions de morts uniquement en Europe.
Le poème peut résonner dans le dessin, en désignant la route, qui tourne et va à la rencontre du corps de cette main, comme une métaphore du rêve, de l’hypnose, de la psychanalyse, qui permet de découvrir ce qui était jusqu’alors interdit.
Ce poème peut être également un dialogue à travers les siècles avec la littérature du 16è siècle. La devise de l’éditeur Robert d’Estienne était : « Noli altum sapere » phrase de Saint-Paul, (épitre aux Romains), que l’on peut traduire par : « Ne cherche pas à connaître ce qui te dépasse ». C’est précisément la démarche inverse que propose Paul Éluard dans ce court texte.
Ce couple en « union libre » que constituent ce dessin et ce texte, fait également penser aux livres d’emblèmes du 16e siècle.
Le groupe des Surréalistes portait un intérêt tout particulier à ces ouvrages d’aphorismes, de proverbes, d’énigmes et d’érudition.
Du latin « emblemata », désignant un décor de mosaïque, un ornement rapporté, un décor en relief sur un vase, le terme « emblème » a pris, peu à peu, le sens en rhétorique de « pièce rapportée », soit de sentences ou de maximes pour illustrer une argumentation.
La signification a glissé au fil du temps jusqu’à devenir synonyme de gravure illustrant un titre et accompagnée d’un court texte à visée souvent moralisatrice.
Les trois éléments constitutifs d’un livre d ‘emblèmes, le titre, l’image et la sentence, forcent le lecteur à un effort d’interprétation. Il s’agit d’amener celui-ci à adopter une démarche spirituelle, en allant de la compréhension d’une image à la compréhension du monde.
L’interdit fascine d’emblée parce qu'il est inabordable. Ce que cache l’horizon a fait partir maints navires, maints aventuriers pour qui cet inconnu, cet inaccessible est devenu nouveau monde.
Les scientifiques, les intellectuels, les chercheurs n’avancent qu’en des terres de savoir toujours inconnues et parfois interdites.
De même, les amours interdites décuplent les passions et les sentiments.
Arracher au ciel, ce qu’il tente de garder, c’est l’œuvre du Titan Prométhée, qui dérobe le feu aux dieux de l’Olympe.
Enfin, toute interprétation peut être inutile, vaine, respectant ainsi la démarche surréaliste, pour qui l’utile, le fonctionnel, la finalité sont à rejeter au profit de l’imaginaire, du léger, de l’impalpable voire du non-sens.
Il est aussi dans sa forme (titre, dessin, texte) une réécriture des livres d’emblèmes de la Renaissance.
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