Les autres me connaissent-ils mieux que moi-même ?
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Le « moi », toutefois, ne se réduit peut-être pas à la connaissance que j’ai de moi-même. Dès lors, en effet, que l’on considère la conscience comme non transparente à elle-même, et que l’on comprend qu'on ne peut jamais parvenir à une véritable connaissance de soi, il est possible d’envisager que les autres savent de moi ce qui ne m'est pas accessible à propos de moi-même. Le « connais-toi toi-même » socratique, injonctif, montre que la connaissance de soi n’est jamais immédiate, et qu’elle nécessite un effort de réflexion, une volonté de savoir.
Bien avant la « découverte » de l’inconscient par Freud, les philosophes ont compris qu’il n’était pas si aisé d’accéder à la connaissance de soi. Pour se connaître, il faut parfois se confesser : on se découvre parfois davantage soi-même lorsqu’on s’adresse aux autres, et pas uniquement à soi, dans un « journal intime ». Montaigne, dans les Essais, éprouve le besoin de « se peindre » ; Rousseau, pour soulager sa conscience, écrit des Confessions. Pour se connaître soi-même, nous avons besoin des autres. Cela ne signifie pas forcément que les autres peuvent nous connaître mieux que nous le pouvons nous-mêmes.
« Se connaître soi-même » n’a toutefois pas la signification que nous lui donnons aujourd’hui. Il ne s’agit nullement d’introspection, ou de « connaissance de soi » au sens contemporain ; il s’agit davantage de réfléchir sur le sens de l’existence, ou sur ce que peut notre volonté, par exemple : peut-on maîtriser ses passions ? Devons-nous céder à nos désirs ? La question de la connaissance de soi est une question qui relève du domaine de la philosophie. Se connaître soi-même, c’est savoir qu’on ne sait pas : seuls les ignorants, parce qu’ils possèdent un savoir particulier, en exerçant la profession qu’ils exercent par exemple, croient détenir la totalité du savoir. Le sage seul sait qu’il ne sait pas, parce qu’il ne sait pas tout.
C’est au 17e siècle, avec Descartes, que la conscience de soi est posée, selon la formule de Hegel, comme « la terre natale de la vérité ». La certitude de soi est en même temps, chez Descartes, pensée et connaissance de soi. Ne pas douter de la certitude de son existence est une connaissance à part entière.
Leibniz (1646-1713) explique, par exemple, qu’il existe des perceptions dont nous ne sommes pas conscients. Spinoza (1632-1677) estime, quant à lui, que nous ne sommes pas conscients de ce qui nous fait agir : nous croyons agir librement, mais en fait nous ignorons juste les causes qui nous font agir. En outre, l’homme est, initialement, davantage un être de désir qu’un être de connaissance. Il s’oppose donc en plusieurs points à la philosophie cartésienne.
Nietzsche (1844-1900) critique la notion de conscience d’une autre manière encore : selon lui, la conscience n’est pas une connaissance ; la plupart des hommes ont un « moi fantôme ».
La connaissance de soi, comme pleine conscience de soi-même, est donc impossible. Spinoza ne rend toutefois pas caduque l’idée de liberté : si nous ne sommes pas libres, dit-il en substance, il est toutefois possible de le devenir. Le Sage peut arriver à la connaissance de lui-même, qui est le « vrai contentement » (même si l’accès à cette connaissance n’est pas aisée) : « Tout ce qui est beau est difficile autant que rare » (dernière phrase de l’Éthique).
Malebranche (1638-1715) écrit : « Nous conjecturons que les âmes des autres hommes sont de même espèce que la nôtre. Ce que nous sentons en nous-mêmes, nous prétendons qu’ils le sentent […]. Je me trompe si je juge des autres par moi-même. […] Ainsi la connaissance que nous avons des autres hommes est fort sujette à l’erreur si nous n’en jugeons que par les sentiments que nous avons de nous-mêmes » (1674, Livre III, chapitre 7). Il s’agit essentiellement de savoir s’il est possible de se connaître soi-même, et ce qui peut favoriser ou empêcher cette connaissance.
Freud, au 20e siècle, va montrer que la conscience n’est qu’une des modalités du psychisme : nous ne sommes plus, dira-t-il, « maître en notre maison » : le règne de la conscience « transparente à elle-même » a pris fin.
Aristote (384-322 av. J.-C.) distingue trois formes d’amitié (philia), celles qui visent l'utilité, le plaisir, la vertu, qu’il définit précisément dans l’Éthique à Nicomaque. D’une certaine manière, avoir besoin d’amis c’est aussi avoir besoin, à travers ce qu’il savent et disent de nous, d’en savoir davantage sur nous-même. La connaissance que l’on a de soi passe, par conséquent, par le regard des autres.
C’est donc, à ce titre, l’« autre », en tant qu’étranger, qui nous permet de savoir qui nous sommes vraiment. Dans le prolongement de ceci, on apprendrait donc davantage sur l’homme en général à travers le « raciste » qu’à travers celui qui fait l’objet de sa haine. La peur de l’autre renvoie probablement à une méconnaissance de soi-même, et à la crainte enfouie de ce que l’on est vraiment.
Si Lévi-Strauss considère Les Confessions de Rousseau (1712-1778) comme l’acte de naissance des sciences de l’homme, c’est parce qu’il estime que Rousseau prend conscience de ce qu’il est dans ses rapports avec les autres ; il a besoin de rendre compte de cette expérience, de témoigner de ce « moi » qui émerge au contact d’autrui.
Descartes ne prend pas en compte, par exemple, la dimension de l’altérité, à travers l’analyse que celui-ci fait du cogito. La philosophie, « prisonnière des prétendues évidences du moi », ne pouvait progresser. Descartes, écrit encore Lévi-Strauss, croit passer directement de l’intériorité d’un homme à l’extériorité du monde (c’est-à-dire du sujet à l’objet), sans voir qu’entre ces deux extrêmes se placent des sociétés, des civilisations, c’est-à-dire des mondes d’hommes. Pour le dire autrement, Lévi-Strauss reproche à Descartes d’avoir pensé le sujet sans référence aux autres sujets dont celui-ci est inévitablement entouré. On parlera, au 20e siècle, d’intersubjectivité.
Sartre conclut de cette analyse que « j’ai besoin d’autrui pour saisir à plein toutes les structures de mon être ». En faisant l’expérience de la honte, je découvre toute une partie de moi-même que je ne connaissais pas. Autrui ne me connaît pas, a priori, mieux que je ne me connais moi-même, mais il me permet de savoir qui je suis vraiment.
Ce que je connais de moi-même n’est pas identique à ce que l’autre connaît de moi : il reste donc un hiatus entre la connaissance que j’ai de moi-même et la connaissance que les autres ont de moi (entre une intériorité et une extériorité : je ne peux ni « sortir de moi-même », à moins de perdre conscience, ni « rentrer dans le moi de l’autre »). On ne peut jamais se mettre entièrement « à la place de l’autre », lorsqu’il souffre ou lorsqu’il est heureux. Et si on y parvient, c’est parce que nous avons la faculté d’imaginer ce que nous éprouverions si nous connaissions les mêmes joies ou les mêmes chagrins.
On peut surmonter ce hiatus en montrant que le « je » ou le « moi » ne peut, de toute manière, se constituer sans les autres. Ce que je suis, je le suis déjà parce que les autres m’ont fait être ce que je suis. Ils ont, depuis ma naissance, joué un rôle dans la constitution de mon identité. On peut ajouter que certains individus se connaissent mieux que d’autres – nous ne sommes en effet pas tous égaux du point de vue de la connaissance de soi-même. Se connaître soi-même demande une réflexion, un apprentissage ; c’est l’une des tâches que s’est assigné la philosophie.
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