Le Vent nous emportera : traitement de l'espace
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Kiarostami observe dans Le Vent nous emportera, à quelques nuances près, les règles classiques d’unité de temps et de lieu du drame. La continuité temporelle de l’action est respectée et se produit dans un lieu unique, le village de Siah Dareh et ses environs. Toutefois, il faut bien admettre que l’action est très réduite (c’est d’ailleurs l’enjeu principal de l’histoire racontée : l’événement attendu ne survient pas, la vieille dame ne veut pas mourir, et les personnages principaux s’ennuient jusqu’à « rendre l’âme », ainsi que le confie volontiers Behzad), tandis que l’espace est au contraire très riche et très varié, un peu comme s’il fallait compenser la neutralisation du drame ou plutôt comme s’il fallait prendre en charge le drame lui-même et ses principaux enjeux.
Les lieux sont finalement assez limités mais ils permettent néanmoins une exploration complète de l’espace : dans le village, on se déplace latéralement bien évidemment, mais on visite aussi les hauteurs des collines et les profondeurs obscures des caves. Cette richesse spatiale est d’autant plus importante qu’elle n’est pas gratuite : en effet l’investissement de chaque endroit répond à une nécessité incontournable commandée par les enjeux du récit. Behzad se rend sur les hauteurs du village parce que c’est le seul endroit qui lui permette de recevoir ses appels téléphoniques, et il gagne les profondeurs obscures d’une cave parce que c’est là seulement qu’il obtiendra le lait frais qu’il cherche depuis longtemps.
On pourrait donc croire que les hauteurs symbolisent l’ouverture sur le monde (Behzad y téléphone, l’ouvrier y travaille pour les télécommunications, la profondeur de champ n’a de limite ici que celle de l’horizon) et qu’elles s’opposent aux endroits les plus bas du village (et notamment à la maison de la mourante que l’on voit presque toujours en plongée). En haut serait la vie, l’infini, en bas la mort, la limite. Mais tout n’est pas si simple, si simpliste. En effet, c’est bien en haut que se situe le cimetière (la mort) et c’est sous terre que le lait jaillit (signe de vie). Les lieux sont donc importants parce qu’ils ne peuvent exprimer une idée (la mort, la vie, la communication) sans soulever les problèmes qu’elle pose (la télécommunication n’est ici possible que sur un lieu de mort, ce qui est particulièrement éloquent).
Ce que nous disent les lieux, c’est qu’il faut découvrir ce qui se cache sous les apparences, la mort sous l’illusion de liberté, la vie au cœur même des ténèbres. Kiarostami code les lieux (en leur donnant du sens, en leur donnant la responsabilité d’exprimer des idées) pour nous montrer qu’il faut toujours aller au-delà de ces codes, de ces idées (reçues).
L’élaboration de la spatialité du film de Kiarostami est donc riche et permet de reposer les enjeux du récit en terme de visibilité (c’est-à-dire en termes cinématographiques). Elle pose en ce sens les bases des déplacements des personnages (aller en haut, en bas, selon les besoins) et définit plus largement leur rapport au monde. Un tel rapport est d’abord établi sous le signe de l’inconnu, de l’étranger.
Quand ils arrivent près du village de Siah Dareh, les protagonistes semblent un peu perdus, ce que souligne le plan de grand ensemble qui ouvre le film (ils sont un point mobile isolé dans l’immensité de l’espace). Behzad et ses collègues sont à la recherche de signes (un tunnel, un arbre isolé) pour trouver leur chemin. Arrivé à destination, l’homme demande au petit garçon qui lui sert de guide, Farzad, de lui montrer certains endroits précis (la maison où il va loger, mais surtout celle de la vieille dame et le cimetière). Behzad effectue donc un repérage, très précisément. Il veut visualiser les lieux décisifs du village qu’il va habiter et du reportage qu’il va diriger (bien qu’on ne le sache pas encore, à ce moment-là).
Grâce à la découverte des lieux, on comprend donc que Behzad est un double du cinéaste, de Kiarostami lui-même. Mais comme étranger dans un lieu qu’il ne connaît pas et qu’il découvre, il occupe aussi la position du spectateur de cinéma devant un film. Il est donc en ce sens un double du spectateur. De façon très classique, il médiatise la relation du spectateur au monde représenté : c’est par l’intermédiaire de son regard que le spectateur découvre en effet des lieux (grâce au champ-contrechamp puisqu’il suffit que Behzad regarde quelque chose pour que nous puissions le voir à notre tour, juste après). C’est le cas de façon particulièrement évidente pendant la scène de la maison de thé : un plan de Behzad s’intercale régulièrement entre ceux de la serveuse et ceux de son mari.
D’autres choix de montage permettent d’établir une analogie entre le personnage et le spectateur du film. On remarque par exemple que Kiarostami nous prive très souvent d’un contrechamp attendu. Quand Behzad se montre pour la première fois sur son balcon, la voisine d’en face lui souhaite la bienvenue, mais on ne la voit pas (ce qui est rarissime au cinéma). De même, on ne voit jamais l’ouvrier qui travaille près du cimetière et qui discute avec le prétendu « ingénieur ». Ainsi, parce qu’il est habité, parce qu’il est le lieu d’émission d’une voix (de l’ingénieur, de la voisine), le hors-champ se concrétise, mais parce qu’il n’est pas montré (ou pas tout de suite), le spectateur est frustré, et donc particulièrement désireux de voir ce qui s’y passe.
De cette façon, les lieux anodins acquièrent une part de mystère : et quand il est enfin possible de les voir (ce sera le cas pour la voisine d’en face), le plaisir de la découverte est très intense. Alors qu’au cinéma, par l’intermédiaire de la syntaxe du champ-contrechamp, le spectateur est habitué à tout voir (et notamment les deux faces du visible), il perd la faculté de s’émouvoir de l’inconnu. Grâce à certaines frustrations, Kiarostami redonne cette faculté au spectateur et le remet donc de cette façon dans la peau du véritable visiteur étranger devant l’inconnu…
Dans Le Vent nous emportera, le traitement de l’espace est donc fondamental : les lieux sont chargés de sens, ils exigent qu’on les fouille pour découvrir ce qu’ils cachent (la mort sous les télécommunications par exemple) et ils prennent en charge une action neutralisée en spatialisant ses enjeux (la mort quelque part, la vie ailleurs, etc.).
Puisque cette action est neutralisée, on comprendra facilement l’importance qu’acquiert le regard : s’il n’y a rien à faire, il n’y a plus qu’à regarder, observer, très précisément pour prendre le temps de découvrir ce qui se cache sous les apparences. La poésie est une façon de prolonger l’intensité et la charge émotionnelle des lieux par le regard que l’on pose sur eux.
C’est ce que fait Behzad à plusieurs reprises. Quand il demande à ses collègues ce qui se trouve à côté de l’arbre isolé, avant d’arriver au village, il dit lui-même que « Près de l’arbre, il y a une ruelle boisée plus verte que le songe de Dieu ». Un peu plus tard, quand la jeune fille tire du lait pour lui, il lui récite un poème de Forough : « Dans ma nuit, si brève hélas, le vent a rendez-vous avec les feuilles […] Le vent nous emportera ». A chaque fois, c’est le réel (un arbre sur une colline, l’obscurité dans une cave) qui inspire le poème. En retour, le lieu peut se faire image ou tableau (c’est le cas bien évidemment dans la cave où le traitement de la lumière et des zones obscures ressemble à celui d’une peinture).
Avant d’entrer dans la cave, Behzad s’est plaint de ne rien y voir. Après avoir pris le temps de bien regarder (il disparaît lui-même du champ pour ne plus être que spectateur attentif), il a célébré au contraire, à sa façon, le caractère poétique de la scène. Kiarostami nous montre ainsi qu’il y a plus important que l’aspect pratique des choses et des lieux : leur poésie accessible seulement au regard averti et attentif.
De la même façon, les chemins ne doivent pas être considérés seulement comme des moyens de joindre un point à un autre. Ils ont ici une valeur propre, ils sont à l’origine de décisions qui échappent aux personnages (c’est parce qu’elle a suivi toutes sortes de mouvements contraires que la pomme a pris de la vitesse avant de tomber et de s’offrir à Farzad, alors qu’elle ne lui était pas destinée). Les routes en lacets qui permettent de gagner le village en voiture et les sentiers escarpés qu’empruntent Behzad et Farzad à pied quand le véhicule est tombé en panne témoignent de l’importance des déviations : ce sont des parcours initiatiques qui permettent aux personnages d’appréhender l’espace qui les entoure ou encore de faire connaissance et de se découvrir.
C’est d’ailleurs en parcourant le chemin du cimetière (où l’ouvrier est tombé) jusqu’à la maison de la vieille, en moto avec le docteur, que Behzad entend ce dernier lui dire qu’il faut profiter de la beauté du monde et non pas attendre les promesses d’un autre monde dont on n’est pas sûr. Les personnages traversent alors un véritable tableau naturel dominé par une intense couleur jaune, la beauté du monde elle-même… C’est donc très clairement en prenant les chemins en lacets, les routes escarpées ou les chemins à contre-sens (car Behzad n’avait qu’un objectif, parcourir le chemin qui va de la maison de la vieille jusqu’au cimetière, après sa mort, tandis qu’il va ici du cimetière jusqu’à la maison de la vieille), c’est-à-dire en refusant le plus pratique, le plus attendu ou le plus simple, que la profondeur et la beauté du monde se révèlent.
Le traitement de l’espace dans Le Vent nous emportera est subtil, varié et complexe. Les lieux sont bien plus qu’un simple décor, ils recèlent leur propres secrets qu’il faut découvrir sous les apparences. Ils sont rattachés les uns aux autres par des liaisons difficiles qui elles-mêmes ont un intérêt qui dépasse largement leur simple fonction. Mais pour trouver la valeur profonde de ces lieux ou de ces trajets, leur beauté par exemple, il faut déposer sur eux un regard approprié et patient.
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