Le Vent nous emportera : scène inaugurale / scène finale
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Les premières minutes du Vent nous emportera permettent de poser les bases d’un certain nombre de questions essentielles qui seront d’ailleurs développées tout au long du film. Parmi celles-ci figure la question de la position du spectateur.
Avant même de voir la moindre image, nous entendons un bruit de voiture et les voix de plusieurs personnages, nous sommes donc dans le véhicule et avec eux à ce moment-là (même si nous ne voyons rien).
Le premier plan crée donc de toute évidence une rupture importante : si nous sommes encore dans la voiture en ce qui concerne les voix toujours très proches, notre point de vue sur la scène est très éloigné du véhicule et du propre point de vue des personnages. La caméra est placée en effet sur les hauteurs des montagnes, à plusieurs dizaines de mètres de la voiture qui parcourt une route en lacets. Le champ de visibilité est donc extrêmement large et nous place devant le réel, précisément parce que le cadre ne nous impose aucun motif particulier aux dépends des autres. La cadrage, parce qu’il nous montre la voiture dans un immense espace, nous permet par ailleurs de penser que la question essentielle du film concernera la relation des personnages au monde qui les entoure (c’est pourquoi nous les voyons simultanément).
La proximité des voix a cependant l’avantage de nous inclure dans ce réel (et d’éviter ainsi de nous perdre dans une pure contemplation), de capter notre attention avant même de voir quoi que ce soit (nous sommes immédiatement pris dans la conversation) et de créer un effet de réel beaucoup plus important que le respect de la correspondance des voix et des distances (qui veut que nous n’entendions pas des sons discrets émis par une source très lointaine). De plus, la même distance qui nous éloigne des personnages peut aussi nous rapprocher d’eux. En effet, même si notre champ de vision est immense, nous ne voyons pas non plus tout de suite l’arbre isolé que cherchent Behzad et ses collègues. De ce fait, malgré la distance qui nous sépare des personnages, nous sommes exactement dans la même situation qu’eux (des étrangers en quête de repères dans un milieu inconnu).
C’est pourquoi, finalement, quand nous adoptons peu après leur propre point de vue sur les champs et sur les habitants du village (de l’intérieur du véhicule, en caméra subjective), nous ne sommes pas surpris : ceci ne fait que confirmer ce que les premiers plans et le traitement des voix avaient déjà suggéré (les personnages réfléchissent notre propre situation devant l’inconnu). Un tel passage s’inscrit donc dans une certaine logique.
Il crée pourtant aussi des effets étonnants : nous sautons en effet du très lointain au très proche et nous sommes finalement tellement proches des personnages (nous avons le même point de vue dans la voiture, nous sommes eux) que nous ne les voyons pas. Ainsi, dans la continuité de son montage, Kiarostami nous fait bien sentir que l’inconnu n’est pas seulement le monde extérieur jamais fréquenté, c’est aussi et surtout les personnages qui le visitent (le cinéaste ne les montre pas ici, il les enveloppe donc d’un épais mystère qui ne peut qu’attiser notre désir de les connaître).
La scène finale du Vent nous emportera répond à la première sur plusieurs niveaux complémentaires. D’abord, évidemment, parce qu’elle entretient avec elle des rapports de symétrie, exactement comme un épilogue répond à un prologue. Cette structure fonctionne d’ailleurs particulièrement bien dans un film qui se présente comme un conte initiatique (forme récurrente dans l’ensemble de l’œuvre de Kiarostami) : les contes de ce type possèdent toujours des enjeux moraux exposés au début et plus ou moins résolus à la fin.
Les deux séquences entretiennent en outre bien d’autres liens qui confirment très largement leur relation de symétrie, elles nous montrent par exemple des actions très proches l’une de l’autre, des passages en l’occurrence. Au début, on peut voir une voiture suivre les lacets d’une route escarpée, à la fin c’est un os qui est emporté par le courant d’une rivière et qui suit son propre chemin. Les deux mobiles traversent à chaque fois une nature très présente.
On peut remarquer toutefois, par-delà ces points communs incontestables, un certain nombre de différences importantes qui ne sont pas sans conséquences. La première d’entre elle concerne le sens des deux trajets : alors que la scène qui ouvre le film nous donne à voir un mouvement de rapprochement (les personnages vont au village de Siah Dareh), l’autre montre au contraire un mouvement d’éloignement (l’os est emporté par les eaux et s’éloigne de Behzad qui vient de le jeter). A les considérer l’un avec l’autre, ces deux mouvements décrivent donc un cycle qui commence et se termine avec le film lui-même (arrivée et départ).
La mort de la vieille dame, parce qu’elle est précédée par la naissance du bébé de la voisine, s’inscrit très nettement dans un tel cycle, un cycle de la vie que suggère d’ailleurs, à sa façon, la confrontation des scènes inaugurales et finales du film. En effet, s’il y a un cycle, il commence avec l’arrivée d’individus et se termine avec l’éloignement d’un os (récupéré au cimetière du village). Entre les deux, entre un être (des êtres) et un os, il ne peut y avoir que la mort…
Or c’est précisément la mort qui intéresse Behzad et ses collègues, ils sont là pour assister à la mort de la vieille dame et filmer un rite de deuil pratiqué par les femmes du village. De ce fait, ce que signale l’étude comparée de la première et de la dernière scène du film, c’est que la mort fait partie d’un cycle, qu’elle est elle-même irreprésentable parce qu’elle n’est pas un état mais un passage entre l’individu qui arrive (dans un village, mais aussi dans la vie) et l’os qu’il deviendra. Le très beau fondu enchaîné sur le village qui crée une continuité étrange entre la nuit et le petit matin exprime un tel passage (le jour est précédé par la nuit, toujours pour rappeler l’idée du cycle) : c’est lors d’un tel passage que la vieille dame meurt.
Dès la scène inaugurale du Vent nous emportera, Kiarostami expose les principaux enjeux de son film. Il envisage en effet de décrire la situation complexe d’un individu dans un milieu étranger et inconnu. Dans la dernière séquence, il nous fait comprendre que ce milieu inconnu, c’est aussi celui de la mort et qu’il est avant tout cycle et passage. Ce passage, c’est donc plus largement celui du film qui nous mène de la première à la dernière image, c’est-à-dire une série d’instants fugitifs promis à la disparition puisque, de toutes façons, le vent les emportera...
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