Le Vent nous emportera : l'Irreprésentable, le hors-champ
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L’image cinématographique est délimitée par un cadre, mais à la différence du tableau (de la peinture), elle se prolonge hors des limites de ce cadre dans l’imaginaire du spectateur. La partie visible à l’intérieur du cadre est le champ, celle qui s’étend hors des limites de ce même cadre est le hors-champ.
Le degré d’existence du hors-champ est très variable, il dépend en effet des moyens par lesquels il parvient à se manifester malgré son invisibilité. Les jeux de regards des personnages et les productions sonores comptent parmi ses moyens d’existence les plus efficaces : il suffit en effet qu’un personnage regarde quelque chose que nous ne voyons pas ou que cette chose se fasse entendre pour que nous soyons convaincus de sa réalité.
Dans Le Vent nous emportera, Kiarostami exploite largement ces ressources cinématographiques. Il les utilise de façon complémentaire par exemple quand Behzad arrive en bas de la maison qu’on lui a prêtée : la voisine d’en face lui souhaite la bienvenue, Behzad regarde dans sa direction, le hors-champ acquiert ainsi une réalité incontestable par la voix (on parle d’ailleurs dans ce cas d’une voix hors-champ) et le regard. Mais Kiarostami va encore plus loin car dans la plupart des cas (dans d’autres œuvres, chez d’autres cinéastes), on aurait pu voir cette voisine dans le plan suivant, comme contrechamp. Or, ici, nous ne la voyons pas… Le hors-champ reste hors-champ, il conserve une importance décisive très précisément en tant que hors-champ. Il se soustrait à la loi du tout-visible.
Kiarostami nous montre ainsi que les choses cachées, non visibles, ont une existence qui leur est propre et qui n’est en rien inférieure à celle du monde visible. Certains choix de mise en scène très précis nourrissent ce sentiment. On ne voit jamais par exemple les collègues de Behzad, ou alors une fois peut-être, comme silhouettes lointaines, à travers la vitre arrière d’une voiture. Il faut bien avouer que leur degré d’existence est bien plus important quand ils sont tout près mais hors-champ (dans la maison quand Behzad leur parle du balcon, entre autres situations) que lorsqu’ils sont visibles, mais très loin. Kiarostami nous fait ainsi sentir que certaines choses ou certaines personnes sont plus réelles quand on ne les voit pas.
Behzad est très présent dans le film de Kiarostami, il occupe la plupart des plans et toutes les scènes. Fatalement, le hors-champ et le non-visible entretiennent avec lui des liens extrêmement étroits.
Cela dit, le non-visible ne se limite pas au hors-champ, des personnages peuvent être cachés par des éléments de décor : à deux reprises au moins, une voix s’adresse à Behzad (devant l’école notamment) mais le personnage qui parle est masqué par un tchador ou des branchages. De même, la jeune femme (mademoiselle Zeynab) qui tire du lait pour lui dans la cave refuse de montrer son visage et préfère rester plongée dans la plus profonde obscurité. Ainsi, si Behzad occupe tous les plans et si d’autres personnages lui sont cachés de façon récurrente, on comprend bien que la relation de ce même Behzad par rapport au monde qui l’entoure est une question centrale du film de Kiarostami.
En ce qui concerne le hors-champ proprement dit, il prive le spectateur de vision, mais pas Behzad qui voit très bien la voisine, ses collègues et l’ouvrier des télécommunications. Dans ce cas, c’est donc la relation du spectateur au monde représenté qui devient centrale. Quoi qu’il en soit, que la vision soit masquée par le décor ou interdite par le hors-champ, qu’il s’agisse de la vision de Behzad (étranger dans une région qu’il ne connaît pas) ou de celle du spectateur (étranger à sa façon devant un film inconnu), la question centrale du Vent nous emportera est bien la relation d’un sujet à un monde inconnu par l’intermédiaire de son regard. Cette question nourrit très largement d’ailleurs l’argument du film : Behzad et ses collègues sont là pour filmer un rite de deuil, c’est-à-dire la mort (dont ce rite devient le signe), soit l’inconnu s’il en est (puisque personne n’est jamais revenu pour en témoigner et pour la raconter, comme le dit le docteur à Behzad).
Le vrai problème de Behzad tel qu’il apparaît dans le film (filmer la mort) est extrêmement difficile à résoudre. Il est d’ailleurs recouvert par un faux problème plus accessible (filmer une cérémonie de deuil) mais aussi plus artificiel, comme le signale l’instituteur initié que Behzad conduit jusqu’à l’école. Cette cérémonie permet aux femmes qui la pratiquent d’exprimer leur douleur en se lacérant le visage : la cicatrice devient donc la trace de cette douleur, mais elle n’en garantit pas l’authenticité. De la même façon, la cérémonie est facile à filmer parce qu’elle est visible, alors que la douleur ne l’est pas.
La mort est pleine de mystères, personne ne sait très bien de quoi elle est faite. Ainsi, si Kiarostami fait le choix de ne jamais montrer la vieille mourante, c’est pour lui ménager très précisément un lieu plein de mystères, un lieu qui nous échappe et qui reste hors de notre portée. Si Kiarostami ne figure pas la mort, c’est tout simplement parce qu’elle est infigurable.
C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la scène de la jeune fille dans la cave. Behzad veut voir son visage parce qu’il veut voir les goûts de l’ouvrier des télécommunications avec lequel il s’est lié. Mais l’amour et le désir sont aussi très difficiles à exprimer et à voir (encore plus à filmer), ce sont des sentiments très mystérieux, c’est pourquoi Kiarostami fait le choix de ne pas nous montrer le visage de la beauté. Il ne la montre pas, pas seulement parce qu’il est difficile de la faire voir, mais aussi parce que ne la montrant pas, il restitue une part importante du mystère qui la caractérise.
Dans Le Vent nous emportera, Kiarostami donne une épaisseur très particulière au hors-champ et à l’ensemble du non-visible. Grâce à certains choix de mise en scène ou de montage du cinéaste, le hors-champ acquiert ainsi une existence extrêmement concrète mais aussi très mystérieuse : il devient donc le lieu de l’irreprésentable, c’est-à-dire le lieu de l’amour, du désir ou de la mort.
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