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Le langage peut-il tout dire ?

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Cette question peut avoir deux sens, conformément à la double signification du verbe « pouvoir », qui signifie à la fois :
– la capacité ou la possibilité ; la question a alors pour sens : « le langage est-il capable de tout dire ? » ;
– la permission ou le droit ; la question est alors : « le langage a-t-il le droit de tout dire ? ».

1. Le langage semble capable de tout dire
a. La puissance du langage n'est pas limitée par la réalité
Le langage est capable de dire aussi bien ce qui existe que ce qui n'existe pas : il me permet aussi bien de décrire un événement qui s'est réellement produit, qu'un événement ou une situation parfaitement imaginaires.
C'est d'ailleurs ce que révèle l'usage artistique ou poétique du langage : l'artiste, l'écrivain, le poète font surgir grâce aux mots des situations qui n'existent tout d'abord nulle part ailleurs que dans l'esprit de l'artiste. Ainsi, Homère narre les aventures d'Ulysse et ses rencontres avec des créatures imaginaires.
b. Le langage n'est pas non plus absolument limité par notre pensée
Nous pouvons dire aussi ce que nous ne pensons pas. Autrement dit, le langage permet de dire le vrai tout autant que le faux, d'être sincère ou de mentir. En ce sens, la puissance du langage est tout à fait ambiguë : elle est puissance de dévoiler le vrai autant que de le masquer, d'enseigner la vérité à autrui, tout autant que de le tromper.
C'est de cette puissance ambiguë, équivoque, que firent d'ailleurs usage les sophistes de l'Antiquité qui, tels Gorgias, se flattaient de pouvoir démontrer à leurs auditeurs une chose ou son contraire (par exemple, que l'homme est un être vertueux, puis que l'homme est un être sans aucune vertu). C'est ce que l'on appelle des antilogies, ou des discours contradictoires.
Mais la question qui se pose alors, si le langage est capable de tout dire, est de savoir s'il en a cependant le droit.

2. Le langage a-t-il le droit de tout dire ?
a. Le problème moral du droit de mentir
Pour l'opinion commune, mentir est une mauvaise action que l'on n'a pas le droit, moralement parlant, de commettre.
Kant montre ainsi que, si la « maxime de mon action » doit pouvoir être universalisée sans contradiction, alors le mensonge est un acte immoral : car, si toute parole était mensongère, le langage humain perdrait toute valeur et tout usage réel. Pour Kant, le mensonge est donc toujours immoral, et, même si un brigand nous demande où est caché un ami dans l'intention de se venger de lui, nous devons lui dire la vérité si nous la connaissons...
Étrange morale tout de même qui place le respect de la vérité au-dessus de celui de la personne humaine, ou au-dessus de la fidélité due à l'ami : ainsi pourrait-on objecter ici à Kant, avec B. Constant, qu'il est des cas où la vérité ne doit pas être dévoilée si toutefois elle doit mettre en danger une personne humaine.
b. Le problème politique de la liberté d'expression
C'est un lieu commun de dire que « chacun a le droit d'avoir son opinion ». Mais, si chacun a le droit de penser ce qu'il veut, a-t-il pour autant le droit de dire, grâce au langage oral ou écrit, tout ce qu'il veut sans aucune exception, sans aucune limite ?
La loi en France impose ainsi des limites à ce que nous avons le droit de dire : les propos diffamatoires, racistes ou incitant à la violence sont interdits et condamnés par le Code pénal.

De sorte que si nous avons le droit de penser ce que nous voulons, il ne nous est pas permis de le dire toujours. C'est ce que montrait déjà Spinoza (Traité théologico-politique, chap. XX) : on ne peut, certes, limiter le droit des hommes à penser ce qu'ils veulent, puisque ces pensées, purement intérieures, ne peuvent être contrôlées – un gouvernement en effet « ne peut commander aux âmes », mais il peut, et même il doit, pour conserver l'ordre public, « commander aux langues » afin que la liberté d'expression n'outrepasse pas certaines limites.
Mais n'y a-t-il pas, en outre, des choses que le langage est impuissant à exprimer ?

3. Imperfections et limites du langage humain
a. L'expérience commune montre les limites ou imperfections du langage humain
Combien de fois en effet, voulant exprimer un sentiment singulier ou violent, une idée originale, ne nous sommes-nous pas exclamés : « Mais je ne parviens pas vraiment à exprimer ce que je voulais dire ! » ?
Plus précisément, le langage souffre essentiellement de deux types d'impuissance à « dire ce que nous voulons dire » :
- une incapacité de type qualitatif, lorsque aucun mot ne semble apte à désigner véritablement, authentiquement ce que nous ressentons ou avons à l'esprit ;
- une incapacité de type quantitatif : par exemple lorsque nous tentons de décrire un paysage, un tableau, ou nous-mêmes, il semble que nous ne parvenions jamais à dire tout ce qui devrait être dit.
b. Première raison : le langage est conventionnel
Un mot ne désigne une chose ou une idée que par convention ou de façon arbitraire. C'est pourquoi d'ailleurs les mots varient selon les langues : ce que l'on appelle « cheval » en français s'appelle « horse » en anglais.
Le mot ne ressemble donc pas à la chose désignée et ne lui est pas naturellement lié. C'est sans doute pour cela que, dans un premier temps, nous éprouvons ce sentiment d'inexactitude, ou de distance, entre ce que nous pensons ou ressentons et les termes dont nous usons pour communiquer.
c. Deuxième raison : les mots sont toujours généraux, tandis que nos sentiments ou idées sont singuliers
Le mot « cheval » ou le mot « colère » désignent non tel cheval particulier ou telle colère individuelle, mais le « concept » général de cheval ou de colère. C'est pourquoi, quand nous prononçons les mots « j'ai un beau cheval » ou « je suis en colère », nous avons le sentiment que ces mots ne parviennent pas à exprimer la singularité des pensées ou sentiments qui sont les nôtres.
C'est ce que Bergson explique fort clairement dans l'Essai sur les données immédiates de la conscience : « Chacun de nous a sa manière d'aimer ou de haïr [...]. Cependant le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes ; aussi n'a-t-il pu fixer que l'aspect objectif et impersonnel de l'amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent l'âme. [...] Ainsi [...] nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage. »
d. Des choses indicibles ou ineffables
On qualifie d'indicibles les choses qui ne peuvent être dites, parce qu'elles sont en deçà des mots : ainsi le néant parce qu'il n'y a rien à dire de lui ; ou encore, certaines actions immorales parce que leur caractère horrifiant ne saurait véritablement être décrit (ainsi certains rescapés des camps de concentration pourront-ils considérer leur expérience comme proprement « indicible »).

À l'inverse, on qualifiera d'ineffable ce qui est au-delà du langage, ce qui est trop grand, trop extraordinaire ou sublime pour pouvoir être dit ou décrit. Ainsi la tradition mystique considère-t-elle Dieu comme l'Ineffable absolu. Mais il nous est arrivé à tous de faire l'expérience de choses apparemment ineffables : c'est souvent le cas dans le domaine artistique. Comment décrire en effet adéquatement les émotions mêlées que nous ressentons par exemple en écoutant une symphonie de Mozart ou face une œuvre qui nous touche ?

Mais ce qui est au-delà du langage ne doit pas pour autant être survalorisé. C'est ce que soutient Hegel dans la Philosophie de l'Esprit : « On croit ordinairement que ce qu'il y a de plus haut, c'est l'ineffable ; mais c'est là en réalité une opinion superficielle et dénuée de fondement : en réalité, l'ineffable, c'est la pensée obscure, la pensée à l'état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu'elle trouve le mot. »

Il faut donc s'efforcer de clarifier et de dire ce qui n'est d'abord qu'obscur et indicible ou ineffable ; car ce n'est qu'ainsi que nous accédons à une clarté et à une compréhension véritables de nos expériences, de nos sentiments et de nos idées.

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