Le corps est-il la prison de l'âme ?
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La conception inverse renvoie au « monisme » : certains philosophes pensent que l’âme et le corps ne sont pas séparables, et forment une seule substance à travers laquelle ils s’interpénètrent. Lorsque le corps meurt, l’âme périt en même temps que lui. Le monisme représente le plus souvent une tentative de réhabiliter le corps, réhabilitation qui ne s’opérera vraiment, en fait, qu’au 20e siècle.
Dans le même dialogue, Socrate explique ce que signifie « se connaître soi-même » : c’est connaître son âme. Sans cette connaissance, on ne peut espérer devenir un chef politique, comme l’ambitionne Alcibiade. La connaissance de la chose politique (la res publica) commence donc par la connaissance de soi-même, ce que n’avait pas compris Alcibiade. Prendre soin de soi, d’une manière générale, ce n’est pas prendre soin de son corps, c’est prendre soin de son âme.
Le corps est, décidément, l’« élément mauvais », qui cherche à détourner les hommes de la vérité : « Guerres, révolutions, batailles n’ont d’autre cause que le corps et ses désirs ». Les hommes sont généralement les esclaves de leur corps, finalement considéré comme responsable de tous les maux de la terre. Le corps empêche de « philosopher » : il se met sans cesse « en travers de notre vie et nous empêche de contempler le vrai ». Critiquant celui qui craint la mort, Socrate montre que celui-là est « ami du corps, et non de la sagesse ». L’objet propre de la philosophie est de « détacher l’âme et de la séparer du corps ».
Socrate a donc voulu expliquer à ses amis pourquoi il consentait aussi facilement à mourir. Il boit le poison qu’on lui apporte et meurt en prononçant cette dernière phrase : « Criton, nous devons un coq à Asclépios. Payez ma dette, ne l’oubliez pas ». Asclépios, le dieu de la médecine, est censé guider l’âme dans sa migration finale.
Dans le dialogue intitulé Cratyle, enfin, le corps est expressément comparé à un tombeau : Socrate joue sur les mots grecs sêma, qui signifie « tombeau » ou « geôle », et sôma, qui signifie « le corps ».
Dans la Seconde méditation (Méditations métaphysiques, 1641), Descartes établit une séparation radicale entre deux substances, la substance pensante (l’âme) et la substance étendue (la matière), ou le corps. Il ne fait aucun doute, pour Descartes, que lorsque le corps meurt, l’âme subsiste. Dieu est le garant de l’immortalité de l’âme.
L’âme et le corps sont donc deux principes différents, et cela ne constitue pas un problème. L’âme n’a pas besoin du corps pour exister, et réciproquement. Le problème, pour Descartes, c’est le principe de l’union de l’âme et du corps. Cette union correspond en fait à une substance d’un genre particulier, qu’il faut examiner, puisque les hommes qu’il étudie sont constitués par cette union : « Ces hommes seront composés, comme nous, d’une Âme et d’un Corps. Et il faut que je vous décrive, premièrement, le corps à part, puis après l’âme aussi à part ; et enfin, que je vous montre comment ces deux natures doivent être jointes et unies pour composer des hommes qui nous ressemblent » (Traité de l’homme, 1662).
Reste toutefois que Descartes reconnaît qu’elle reste difficile à définir. Il ne s’oppose pas moins à l’éventualité du monisme (le corps et l’âme seraient une seule et même substance) : « Ceux qui ne philosophent jamais, et qui ne se servent que de leur sens, ne doutent point que l’âme meuve le corps, et que le corps n’agisse sur l’âme ; mais ils considèrent l’un et l’autre comme une seule chose… ». En résumé, ceux qui défendent la conception moniste ne sont pas de vrais philosophes.
Chez Descartes, le corps a donc une certaine utilité, même s’il faut se méfier des sens (et c’est par l’intermédiaire des corps que nous sentons et percevons le monde, même si ceux-ci nous trompent). De l’union du corps et de l’âme, nous ne pouvons avoir qu’une approche concrète, empirique ; cette union ne peut pas être l’objet d’une science. Le corps ne peut donc pas davantage devenir l’objet de la philosophie. Il faut renoncer à le connaître. Mais Descartes, en reléguant le corps au second plan, n’a toutefois pas négligé son importance, car il représente la réalité de l’homme dans le monde.
Personne ne pourra se faire de l’union du corps et de l’âme une idée adéquate, si nous ne connaissons pas le corps. Et nous avons vu que Descartes avait renoncé à cette connaissance. Spinoza va donc proposer d’étudier la nature du corps à partir du corps lui-même, et non plus à partir de la pensée ou de l’âme. Le corps, avec Spinoza, change de statut, il acquiert une autonomie : c’est pourquoi, entre autre, la philosophie de Spinoza a pu paraître scandaleuse.
Chez Spinoza, il n’existe pas, en outre, d’union de l’âme et du corps telle que l’envisageait Descartes, mais plutôt un parallélisme ou une correspondance entre les deux : « si de son côté le corps est inerte, l’âme [n’est-elle pas] en même temps privée de l’aptitude à penser ? Quand le corps est en repos dans le sommeil, l’âme reste endormie avec lui et n’a pas le pouvoir de penser comme pendant la veille » (Éthique, Livre III, proposition 3).
Découvrant tardivement Spinoza, et reconnaissant chez lui une philosophie du corps, du désir et de la vie, Nietzsche s’exclamera, dans une lettre du 30 juillet 1881 adressée à Overbeck : « Je suis très étonné, ravi ! J’ai enfin un précurseur, et quel précurseur ! ».
Pour le philosophe et biologiste contemporain Henri Atlan, le monisme spinoziste semble fournir la philosophie la plus adaptée pour penser la révolution biologique actuelle. Le corps n’est plus la prison de l’âme ; c’est par la révélation de sa « puissance », c’est-à-dire des potentialités qui sont les siennes que l’on pourra analyser et interpréter les nouvelles données fournies par les découvertes dans le domaine des neurosciences et des sciences cognitives. Une lecture assidue et critique du dualisme cartésien permet à Spinoza de le dépasser, en se forgeant sa propre philosophie.
On assisterait même aujourd’hui, dans un autre registre, à une « dictature du corps », à travers l’importance que nous accordons à notre apparence. Les individus contemporains s’identifieraient davantage à leur corps qu’à leur esprit. En ce sens, l’âme serait prisonnière du corps.
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