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La matière est-elle plus aisée à connaître que l'esprit ?

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À l’origine de la philosophie, on trouve une réflexion sur ce qui oppose la matière et l’esprit. Cette opposition s’est en outre souvent traduite par un dualisme entre l’âme (associée à l’esprit) et le corps (associé à la matière). Se sont ainsi établis deux courants de pensée antagonistes : le matérialisme et le spiritualisme.

Les philosophes matérialistes affirment que l’ensemble du réel (l’esprit y compris) est composé de matière ; si le terme de « matérialisme » apparaît au 17e siècle, celui-ci a pour origine la philosophie de Démocrite : celui-ci assimile l’ensemble des phénomènes naturels à de la matière. Les philosophes spiritualistes affirment au contraire que la seule réalité est l’esprit. C’est pourquoi, dans le Phédon de Platon, le corps est considéré comme le « tombeau » de l’âme. Le terme de « spiritualisme » apparaît très tardivement, pour contrer, semble-t-il, celui de « matérialisme ». Maine de Biran nomme ainsi, très précisément, la doctrine de Leibniz, en 1819, puisque Leibniz avait lui-même critiqué les philosophes qui réduisaient le principe de l’âme à celui de la matière.

De la conception que l’on se fait de l’esprit ou de la matière dépend en fait la connaissance qu’on peut en avoir. La matière, apparemment, semble plus facile à connaître que l’esprit, puisqu’elle s’apparente à un phénomène que l’on peut observer, voire expérimenter. L’esprit au contraire, étant immatériel, semble plus difficile à circonscrire. Cela expliquerait pourquoi il est tentant, dans une perspective scientifique, de matérialiser l’esprit, afin de le rendre connaissable, intelligible.

1. La matière et le matérialisme
a. Le matérialisme antique
Le nom de Démocrite est associé au premier matérialisme antique. Il nous reste de lui une formule célèbre : « On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve ». En fait, puisque l’eau du fleuve ne cesse de s’écouler, l’eau dans laquelle je me baigne ne sera pas celle dans laquelle je me baignerai demain. Cette formule métaphorise le plus souvent le cours du temps.

Cependant, cela conduit Démocrite à se poser la question de savoir de quoi est constituée la matière (dans cet exemple, l’eau du fleuve) : comment comprendre en effet que la matière reste la même (je me baigne toujours dans de l’eau), alors qu’il ne s’agit pas de la même matière ? Démocrite en déduit que la matière (ou la réalité dans son ensemble) est constituée d’atomes, éléments de matière indivisibles et invisibles ; ces éléments sont également éternels et invariables. Les combinaisons de ces atomes (ils s’associent et se dissocient) produisent toutes les réalités, tous les phénomènes que nous pouvons observer.

Épicure (environ 340-271  av. J.-C.), philosophe grec, et Lucrèce, poète et philosophe latin (De natura rerum : De la nature des choses) reprendront et développeront cette doctrine. On peut en déduire, d’après cette dernière, que l’esprit meurt de la même manière que le corps, puisqu’ils sont tous les deux composés d’atomes. Les hommes seraient ainsi libérés de l’angoisse de la mort, et de ce qu’il adviendra de leur âme après la mort. La connaissance de l’essence de la matière est égale, dans cette optique, à la connaissance de l’essence de l’esprit. Connaître la matière, c’est connaître l’homme.
b. Le matérialisme moderne
La tradition philosophique matérialiste moderne va, avec Descartes (1596-1650), assimiler la matière à une chose étendue (res extensa) et l’esprit, ou l’âme, à une chose pensante (res cogitans). L’une et l’autre n’obéissent pas aux mêmes lois, et il faut soigneusement distinguer ce qui dépend de l’une et ce qui dépend de l’autre. Partant du fait que l’on peut comprendre les corps à partir des propriétés de la matière, le courant matérialiste est souvent associé à un réductionnisme : les êtres vivants sont assimilés à des machines.

Pour Descartes, on ne peut cependant pas établir de similitude entre l’homme et l’animal : l’un est doté d’une âme, l’autre non. L’homme concret témoigne d’une union entre le corps et l’âme. Puisque l’animal n’a pas d’âme, il ne peut exister, chez lui, une telle union. Ce qui pose un véritable problème à Descartes, ce n’est pas, d’une part, la connaissance de l’âme et d’autre part, la connaissance du corps (et il est nécessaire d’établir une séparation entre les deux pour arriver à les expliquer, puisqu’ils ne fonctionnent pas selon les mêmes principes), mais la connaissance de l’union des deux.

La Mettrie, dans L’Homme-machine (1747), franchit le pas que Descartes n’ose franchir, sans doute parce que pour La Mettrie, la notion d’âme n’a pas la signification que Descartes lui attribue. En outre, La Mettrie est athée, ce qui n’est évidemment pas le cas de Descartes. Il est en effet plus facile, pour celui qui ne croit pas à l’existence de Dieu, de faire de l’âme un principe entièrement matériel. Sous le nom d’âme, pour La Mettrie, nous désignons en fait l’organe cérébral qui rend possible la pensée. Il s’agit ici d’un matérialisme radical.

2. L'esprit et le spiritualisme
a. Le « cogito ergo sum » de Descartes
Qualifiée de « matérialiste », la philosophie de Descartes pourrait être également dite « spiritualiste », dans la mesure où l’esprit (la chose pensante), par rapport au corps (la chose étendue), prévaut. L’âme est selon lui plus aisée à connaître que le corps, puisque la certitude de son existence est absolue ; telle est l’une des principales significations du « Je pense donc je suis » (cogito ergo sum). S’il est une réalité dont nous ne pouvons douter, c’est de celle de la pensée. De l’existence de toutes les choses matérielles, en effet, nous pouvons douter, puisque nos sens nous trompent, explique Descartes. En revanche, douter de la pensée est impossible. L’existence de la pensée résiste d’ailleurs à l’épreuve du doute.

Dans les Méditations métaphysiques (Première méditation), Descartes a en effet recours à l’hypothèse d’un malin génie, « non moins rusé et trompeur que puissant qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l'air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n'ayant point de mains, point d'yeux, point de chair, point de sang, comme n'ayant aucun sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses ». Bien que tout puissant, le malin génie ne réussit pas à faire douter Descartes de son existence.
C’est donc certain, « Je suis, j’existe », conclut Descartes. Il précise en outre, au terme d’un raisonnement qui peut paraître surprenant, que pour être trompé, il faut, tout simplement, « être ». Cela ne fait que renforcer cette certitude à laquelle il parvient : « Je suis, j’existe ».
b. Le « esse est percipi » de Berkeley
Berkeley (1685-1753), théologien irlandais, est un philosophe spiritualiste, pour lequel la réalité se réduit à l’existence de « personnes », c’est-à-dire de « choses conscientes ». En ce sens, Berkeley nie l’existence d’une « matière » ; c’est pourquoi la philosophie de Berkeley s’inscrit également dans un courant qualifié d’« immatérialiste ». La matière se définit uniquement à travers ce que nous percevons d’elle. Rien n’existe, en fait, en dehors d’une conscience qui perçoit les réalités existantes. Dit autrement, il n’existe pas de réalité : cette réalité n’est donnée qu’en fonction de ce que nous en percevons. D’où cette formule : « Esse est percipi » (Traité des principes de la connaissance humaine, 1710) : exister, c’est être perçu.

Que deviennent toutefois les choses (la matière) s’il n’existe pas de conscience ou d’esprit pour les percevoir ? Quel statut leur accorder ? Disparaissent-elles en même temps que nous disparaissons ? Il faudrait le croire. Mais la nature, les choses, le monde ou la matière ne sont pas toutefois des choses imaginaires, et Berkeley surmonte la difficulté en ayant recours à Dieu, capable de surplomber l’âme et les choses, l’esprit et la matière. Dieu opère en quelque sorte une synthèse entre la matière et l’esprit.

Quoi qu’il en soit, pour l’option « spiritualiste » ou « immatérialiste », la connaissance de la matière se réduit implicitement à la connaissance de l’esprit. Dans les deux cas (matérialisme et spiritualisme), on peut parler de « réductionnisme », puisque dans le cas du matérialisme, l’esprit est réduit à de la matière, et dans le cas du spiritualisme, la matière est réduite à de l’esprit.

3. Que signifie aujourd'hui être matérialiste ?
a. L'esprit et le matérialisme
Le matérialisme semble aujourd’hui, sous l’influence des sciences contemporaines, et sous celle, notamment, de la biologie ou de la génétique, représenter le courant dominant. L’activité cérébrale (donc l’activité de l’esprit) se résume à des phénomènes physiques et chimiques. Si l’intérieur du cerveau est abîmé ou malade (on peut penser aux maladies neurodégénératives, ou à certaines tumeurs du cerveau), la pensée est elle-même atteinte. Certaines maladies génétiques affectent également le comportement humain (on pense à certaines formes de schizophrénie, ou à l’autisme). On sait désormais que certaines lésions cérébrales ont des répercussions sur la pensée, ou sur le langage.
Au 19e siècle le médecin Paul Broca localise les régions du cerveau où a lieu le traitement du langage (« aires de Broca »). Les phénomènes psychiques, ou les phénomènes de langage, se trouvent ainsi « naturalisés » : cela signifie qu’ils sont liés à la « nature » même de notre cerveau. Connaître l’esprit humain, c’est finalement connaître cet organe naturel qu’est le cerveau. Les neurobiologistes sont donc enclins à penser que si nous connaissons le cerveau, nous connaissons l’esprit.

Jean-Pierre Changeux, dans L’homme neuronal (1983) met en évidence l’idée suivante : puisque l’homme pense avec son cerveau, c’est ce cerveau qu’il faut investir. Selon lui, le psychisme humain se réduit donc à une activité des cellules nerveuses neuronales : cette activité donc est principalement matérielle. Jean-Didier Vincent, neurobiologiste, auteur d’une Biologie des passions (1986) reconnaît que s’il manque à un homme, dès sa naissance, quelques enzymes essentiels, ou si certains gènes sont déficients, l’esprit ne fonctionnera pas normalement.

Nous sommes donc, d’une certaine manière, conditionnés par la génétique. Naturaliser la pensée, c’est donc rendre compte de tous les phénomènes psychiques à partir des lois qui président aux phénomènes physico-chimiques.
L’esprit, ou l’âme, se trouvent ainsi relégués à un rang subalterne ; ils sont derechef « matérialisés ». Notre pensée n’est-elle, dès lors, que le fruit d’un déterminisme biologique, c’est-à-dire naturel ? Dans cette hypothèse, la liberté humaine se trouve remise en cause : nous ne pourrions plus nous penser « libres », puisque tous nos actes, toutes nos décisions, tous nos choix dépendent d’une causalité naturelle initiale.
b. Le corps et le matérialisme
Comment l’homme peut-il en effet continuer à se penser libre si nous ne réhabilitons pas l’esprit en tant qu’activité indépendante de celle du corps, de la matière ? D’ailleurs, le corps n’est-il que pure « matière » ? Cela n’est pas absolument certain. Le corps est toujours celui d’un individu donné, il demeure aussi singulier que l’esprit lui-même. Le corps ne se réduit pas à sa naturalité ; il n’est pas entièrement « médicalisable », par exemple, sous prétexte qu’il est biologique. Le corps ne se réduit pas à la dimension de sa nature et de la santé.

Le corps est aussi artistique, esthétique, voire sportif ; le corps est aussi le corps sexuel. Le corps est ainsi le lieu des émotions, des désirs, des passions (ou des performances sportives, comme nous l’avons évoqué). En ce sens, il serait « spirituel ». Si nous avons tous le même corps du point de vue physiologique ou anatomique, par exemple, malgré certaines variations, il n’empêche qu’il existe autant de corps que d’esprits singuliers.

L’écart demeure, quoiqu’il en soit, entre l’esprit « matérialisé », naturalisé, et l’esprit lui-même. Comprendre que certaines conditions biologiques, génétiques sont requises pour que cet esprit fonctionne « normalement » ne signifie pas que l’esprit soit réduit aux conditions de possibilité de son fonctionnement ou de son activité. Aucune explication scientifique ne saurait rendre compte, par exemple, de l’ensemble des produits de la culture humaine. L’activité mentale reste singulière, parce qu’elle produit des œuvres singulières. Même si les mécanismes de la pensée sont de mieux en mieux connus, on voit mal comment il réussiront à expliquer des actes qui résultent de la créativité et de la liberté humaine, même si ceux-ci restent conditionnés.
En outre, le conditionnement naturel n’est pas le seul conditionnement auquel nous soyons soumis, si nous restons dans une logique déterministe. Les déterminismes sociaux ou culturels peuvent eux aussi expliquer certains comportements humains jugés pathologiques ou dysfonctionnants.

L'essentiel
C’est peut-être parce que la matière semble plus facile à connaître que l’esprit, au vu des progrès réalisés dans le domaine scientifique, que l’époque contemporaine semble plus encline à adopter les thèses matérialistes.

Si nous admettons volontiers que la science, depuis qu’elle existe, progresse, nous avons davantage de mal à admettre qu’il existe un « progrès » de l’esprit. Nous ne dirons pas d’Einstein qu’il était plus intelligent que Platon, ou d’une manière plus générale que nous sommes plus intelligents aujourd’hui que ne l’étaient les contemporains de Socrate. Entre la dimension matérielle, scientifique et la dimension spirituelle, dans laquelle s’inscrit la connaissance de l’âme, se trouve une dimension que l’on pourrait nommer « éthique ».

Pour le dire autrement, les progrès des connaissances humaines, qu’il s’agisse du domaine spirituel ou matériel, ne se résument pas à l’augmentation de ces connaissances. C’est peut-être ce dont nous prenons conscience aujourd’hui, à travers une éthique médicale ou une éthique environnementale. Si elles ne sont pas encadrées, les connaissances ne rendent finalement pas meilleure la vie des hommes. Le siècle des Lumières pensait que l’augmentation des connaissances, le recul de l’ignorance et l’usage généralisé de la raison allaient apporter davantage de paix et de sérénité au genre humain. Le 20e a pourtant été, si l’on se réfère à la tyrannie exercée par les totalitarismes de droite sur les hommes, l’un des siècles les plus barbares que l’Europe ait connu.

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