L'Odyssée : Lecture méthodique 3, Athéna et Ulysse (chant XIII)
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Pages 218-222, vers 221-372 « Athéna s’approcha sous les traits d’un jeune pâtre (…) la mort des insolents prétendants. »
Ulysse a achevé le récit de son périple, a quitté les phéaciens, riche d’offrandes de toute sorte. Il est reconduit à Ithaque et déposé sur le sable durant son sommeil, entouré de ses biens. Athéna vient à sa rencontre, prenant l’apparence d’un pâtre (= un berger). Après avoir chacun déguisé leur identité, s’ensuit une scène de reconnaissance entre le héros et la divinité bienveillante…
- Axe de lecture : « La scène de reconnaissance et sa théâtralité : du jeu sur la fausse identité à la complicité dans le complot... »
Athéna s’approche d’Ulysse « sous les traits d’un tout jeune pâtre » : l’expression traduit la volonté de masquer son identité en empruntant l’apparence d’un personnage demeurant indéterminé (l’adjectif indéfini « un » exclut la dénomination précise du berger) mais dont les caractéristiques ont leur importance :
- La jeunesse extrême (adjectif « jeune » mis en valeur par l’adverbe « tout » et la comparaison « presque un enfant ») sous entend l’innocence, incite à la confiance.
- La simplicité du « pâtre » sous entend la modestie du berger mais aussi la sagesse du veilleur et invite au respect.
- La noblesse naturelle induite par la comparaison (« ainsi qu’on voit les fils de prince ») et l’allure vestimentaire (« portant sur les épaules une solide et double cape ») instaure une impression de solidité, de fiabilité.
- Les accessoires rappellent les attributs de certaines divinités et suscitent l’intérêt et la confiance immédiate. (« la sandale à ses pieds brillants et l’épieu à la main » convoquant les attributs d’Athéna et de Zeus)
• Incarnation d’un personnage, la parole souveraine
Ulysse est un héros bavard qui accorde une place primordiale à la parole : il décline une fausse identité et une généalogie mensongère, créant ainsi une légende. « L’homme aux mille ruses » invente des histoires pour cacher son identité, pour se méfier et éprouver son interlocuteur. Il se fait passer pour un Crétois dont les caractéristiques ne manquent pas de pittoresque :
- La responsabilité d’une famille (vocabulaire de l’équité : « j’en (ces biens) ai laissé autant à mes enfants »).
- Le meurtre rendant justice : le narrateur se présente comme redoutable mais justicier ; il décrit un cadre pittoresque et anonyme pour le meurtre, de la trop parfaite obscurité (« une très sombre nuit »), à l’isolement extrême peu réaliste (« personne ne nous vît … sans qu’on sût rien »).
- Les exploits guerriers et la souffrance durant le retour de la guerre de Troie : le conteur éprouve le plaisir des mots pour susciter la pitié et dire le tourment, trouver l’expression juste et puissante comme : « dans la bataille humaine et la douloureuse houle ».
- La rébellion et la revendication d’une indépendance, en refusant un commandement imposé pour préférer d’ « autres troupes »…
La parole est souveraine : Ulysse raconte toute une histoire qui multiplie les tournures hautes en couleur, les revirements impressionnants.
• Athéna prend l’initiative de la rencontre : elle « s’approcha » puis Ulysse « vint à sa rencontre ». Le travestissement d’Athéna est efficace ; le premier contact visuel est un succès (Ulysse « se réjouit » de la venue du pâtre). Athéna connaît Ulysse et les valeurs en lesquelles il croit.
• En effet, Ulysse s’adresse à elle sans retenue (avec « des paroles ailées ») ni crainte, instaurant un rapport privilégier. (L’apostrophe « ami » impose une certaine proximité ; la mention de la première rencontre fortuite comme signe du destin est connotée : « le premier homme que je voie ici ») De même, il crée une relation de dévotion respectueuse en utilisant le vocabulaire de la prière, la posture de la dévotion et la comparaison à une divinité (« je te salue… je te supplie comme on supplie un dieu, embrassant tes genoux »). Comme si Ulysse pressentait la supercherie astucieuse d’Athéna, il flatte l’apparence divine du jeune homme pour obtenir la connaissance du lieu, de l’habitant, de la richesse du lieu. L’intérêt du héros est d’identifier rapidement où il se trouve.
• Athéna diffère la réponse et retient la vérité. La caractérisation d’Athéna « dont l’œil étincelle » coïncide parfaitement avec la malice de sa réponse : elle ne répond en rien à l’approche fraternelle d’Ulysse l’appelant « sot, inconnu » et confrontant l’ignorance d’Ulysse à la notoriété apparente du lieu. (Le groupe verbal « tu ignores » s’oppose dans une relation d’antonymie à « beaucoup d’hommes connaissent » mettant Ulysse dans une position d’infériorité et d’ignorance.) Athéna n’entre pas dans le procédé de séduction engagé par Ulysse.
De même, elle répond sur le lieu en exposant nombre de données géographiques sur plusieurs vers, n’évitant pas les redites concernant l’abondance de l’eau, multipliant les expressions, les pluriels et adverbes qui en soulignent l’opulence (« en abondance… ne pas manquer… de toute essence… toujours pleins »). Ainsi, elle diffère malicieusement le nom d’Ithaque créant un effet de suspense, digne d’une scène de révélation théâtrale. Athéna se joue de l’attente d’Ulysse qui ne l’a pas reconnue.
- Reconnaissance physique : Athéna, amusée par l’aisance mensongère d’Ulysse prend l’initiative de lever le masque pour reprendre « les traits d’une femme belle, grande et savante en splendides ouvrages » : son apparence ne trompe plus et allie beauté du corps et de l’âme d’exception.
- Reconnaissance du nom : se présenter va de pair avec l’affirmation de sa généalogie exceptionnelle, son nom : « fille de Zeus, Athéna ». Ainsi, Ulysse s’adresse à elle en l’appelant « Déesse » : reconnaître, c’est dire la divinité d’Athéna et dire sa généalogie : « Je t’invoque par ton père ».
- Reconnaissance des qualités : Ulysse se dévoile par sa prudence extrême. Il se méfie tant de sa propre perception (« je crois-je ne crois pas ») que des jeux sadiques de certains dieux d’où le lexique de la supercherie (« railler-leurrer »). Ainsi, Athéna reconnaît en lui une caractéristique essentielle traduite par l’adverbe « toujours » et l’adjectif « même » dans le vers 330, montrant la permanence de la suspicion chez le héros. Athéna reconnaît son protégé en énumérant les qualités d’exception mises en valeur par la répétition de l’adverbe d’intensité « trop », qualités qui l’individualisent dans une exclamative suivant un rythme ternaire, solennel : « Tu es trop avisé, trop sagace, trop raisonnable ! »
• vocation du passé, la mémoire contre l’oubli
- Athéna rappelle son aide exclusive et son rôle d’adjuvant, ravive la mémoire de ses interventions répétées comme le sous entend l’expression « chacune de tes épreuves ». Athéna ne manque pas de dévoiler son rôle jusque dans l’estime des phéaciens ou les présents « sur (son) inspiration ». Ainsi, elle annihile toute la spontanéité de la reconnaissance entre le peuple et Ulysse, s’instaurant comme l’instigatrice du retour sur Ithaque.
- Ulysse réajuste l’assertion de la déesse avec sa propre perception du passé : le passé lointain représenté par l’adverbe « autrefois » où la présence d’Athéna est indéniable, contraste avec un passé d’errance moins lointain marqué par l’absence de la divinité. Le lexique du malheur (« malheur-rompu-errai-peine ») est implicitement la conséquence de la discrétion de la déesse, sous-entendue dans les phrases négatives : « je ne te revis plus, fille de Zeus, ni ne sentis ta présence à mon bord » : l’apostrophe demande explication ou du moins révélation de la vérité, une vérité due. Les éléments connus du passé contribuent à la révélation de l’identité des personnages, permettant une entente.
- Des personnages énigmatiques : Ulysse est présenté comme une énigme et désigné par des épithètes dès le premier vers de l’épopée : « Ô Muse, conte-moi l’aventure de l’Inventif ». Télémaque lui-même s’interroge sur l’identité d’Ulysse dès le chant I. (« Ma mère dit bien que je suis son fils, mais moi, je n’en sais rien : l’enfant, tout seul, ne reconnaît son père », vers 215-216.) Ulysse reproche son ambigüité à Athéna devant « tant de formes diverses ».
- Des personnages astucieux : Athéna établit une comparaison entre Ulysse et elle, réunis dans une tournure attributive où le pronom « nous », lui-même développé dans un groupe pronominal coordonné « toi et moi » réunit le duo pour lui attribuer la qualité d’« astucieux ». De plus, les deux personnages sont reconnus comme êtres d’excellence en matière de finesse et d’astuce. Deux tournures expriment ainsi la suprématie : « le premier des hommes » fait écho à « fameuse entre tous les dieux ».
• Complicité :
- Union, duo parfait : Ulysse est dans le questionnement, Athéna en devine les attentes : « je te dirai ». Promesse tenue, elle révèle les vérités à Ulysse, sachant leur importance et comment les présenter :
- la fidélité de Pénélope (mise en valeur par la permanence de sa souffrance avec l’immobilisme extraordinaire du procès : « elle n’a pas bougé », les tournures hyperboliques « toutes ses misérables nuits, tous ses jours » et l’exclusion de toute autre émotion que « ses pleurs ».
- la démonstration du lieu, révélation progressive de l’île en pointant les lieux familiers du héros, ses habitudes (« si souvent… offrandes rituelles »), en levant le voile-rideau de scène sur l’île d’origine du personnage. Athéna ménage son effet, offrant une véritable renaissance au héros, un miracle contenu dans la proposition coordonnée à valeur de conséquence « et la terre apparut ».
- Athéna multiplie les conseils à grand renfort d’impératifs renouvelant l’attente et la prudence, qualités qu’elle reconnaît et admire chez son protégé : (champ lexical du silence et de l’endurance largement développé sur plusieurs vers : « supporte… ne jamais dire à personne… sans un mot…souffre tous les tourments… endure »).
- projet de complot : Athéna inclut Ulysse dans un projet de complot, utilisant la première personne du pluriel à l’impératif. Cela consiste à agir en duo complice : « dépêchons-nous… réfléchissons ». De même, la scène de dissimulation des trésors est parfaitement orchestrée, comme entendu spontanément : elle « chercha » la cachette, il « apporta » les biens, qu’elle « rangea » et elle « ferma » la grotte. Une impression d’efficacité découle de la rapidité des procès au passé simple, dont le temps traduit tant la rapidité que la succession des actions.
Ainsi se clôt la scène de reconnaissance par l’image des deux héros, réunis dans le complot et dans un pronom pluriel « ils combinèrent », associés dans une même posture d’égalité et de réflexion astucieuse : « assis tous les deux au pied de l’olivier sacré »…
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