L'expérience des deux guerres mondiales
- Fiche de cours
- Quiz et exercices
- Vidéos et podcasts
- Comprendre ce qu’est une expérience.
- Comprendre le lien entre l’expérience et le récit des guerres mondiales.
- Avoir une expérience consiste à éprouver directement quelque chose à travers ses sentiments et ses sensations propres. L’expérience est alors, en un sens, irréductiblement personnelle, voire singulière. Un même événement peut ainsi être vécu d’autant de façons différentes qu’il y a d’individus pour le traverser. Ces individus peuvent essayer de comparer leurs expériences de l’événement, voire de les transmettre à des personnes qui n’ont pas vécu la même chose.
- La question de l’expérience est délicate dans le cas de la guerre en général. Et peut-être plus encore pour les deux guerres mondiales, du fait de l’échelle inouïe de la violence déployée. D’une part, une expérience personnelle peut être faussée. Une mémoire infidèle, les préjugés, la pudeur ou la vanité peuvent en effet s’interposer entre moi et mon propre vécu. D’autre part, il faut se demander si l’homme peut vraiment savoir ce que c’est que de faire la guerre en écoutant ou en lisant un ancien combattant.
Lazare Ponticelli, le dernier
« poilu », est mort en 2008. Et il
n’y aura bientôt plus personne pour nous
raconter de vive voix la Seconde Guerre mondiale.
Pouvons-nous malgré tout expérimenter ce
qu’ils ont vécu à travers les
récits qu’ils ont laissés, les
documents présentés par les historiens,
voire les innombrables films qui y sont
consacrés ?
Cette expérience « de deuxième
main » n’est pas aussi simple que
l’on peut le croire. En effet,
l’expérience vécue n’est pas
comme un objet solide et bien défini que
l’on peut conserver et transmettre sans
altération. C’est plutôt une
matière souple qui s’adapte à la
forme que l’on veut bien lui donner et à
laquelle il est facile d’ajouter ou de soustraire
des éléments.
Or l’Iliade d’Homère a formalisé, depuis plus de deux mille ans en Europe, le récit de guerre. Dans nos esprits, la guerre est toujours une sorte d’épopée, un récit mythique et fondateur d’une nation qui retrace les exploits guerriers et héroïques de nos ancêtres. Le héros épique est apparenté aux dieux et il s’élève au-dessus de l’humanité commune par sa force, son courage et son indifférence à la mort. L’épopée, elle-même, culmine dans la fureur dévastatrice du héros, le massacre aisé de ses ennemis les plus faibles et le duel mortel qui l’oppose à leur champion.
Les chants 20 et 21 de l’Iliade décrivent ainsi comment Achille, le plus grand guerrier parmi les Achéens qui assiègent Troie, rendu furieux par la mort de son ami Patrocle aux mains d’Hector, se livre à une vengeance sans frein, avant d’être tué à son tour.
Un grand nombre de récits et de films consacrés aux deux guerres mondiales entrent, avec quelques variations, dans ce moule épique.
Dans le film Il faut sauver le soldat Ryan (1998), Steven Spielberg montre dans un premier temps le tourbillon anonyme, sans gloire et meurtrier du débarquement sur les plages normandes le 6 juin 1944. Mais c’est pour mieux se concentrer ensuite sur un petit groupe de soldats héroïques prêts à mourir pour accomplir leur mission.
La guerre est alors dramatisée dans un récit haletant et émouvant. Elle est aussi embellie par un souci esthétique et même l'horreur de certaines images se voulant réalistes contribue à lui donner une dimension sublime. Comment le spectateur peut-il éviter de s’identifier aux héros et de penser, plus ou moins consciemment, comme le nationaliste Charles Péguy, tombé sur le front en 1914, « heureux ceux qui sont morts dans une guerre juste » ?
Durant des siècles, les soldats sont davantage morts de faim, de maladie ou de blessures mal soignées qu’au combat proprement dit. Mais l’amélioration technique vertigineuse de l’armement, sa diffusion industrielle massive et l’apparition d’États capables de mobiliser durablement et simultanément des millions d’individus modifient radicalement la réalité de la guerre et son expérience. Sur le Chemin des Dames en 1917 ou à Stalingrad en 1942, Achille serait sans doute mort comme tout le monde, sous une pluie d'obus tirée par un soldat anonyme qui ne le visait pas particulièrement.
Curieusement, nombreux sont ceux qui semblent ignorer cette mutation, pourtant opérée dès la guerre de Sécession aux USA (1861-1865). Jean Norton Cru, professeur de littérature et soldat français en 1914, le remarque tout particulièrement dans les récits littéraires ou journalistiques de ce conflit.
Dans son ouvrage de 1929, Témoins, Cru recense et critique plusieurs centaines de témoignages plus ou moins romancés de la guerre. Il y souligne que dans la plupart des cas, le récit guerrier est d’autant plus épique que son auteur est éloigné du front. Les soldats qui ont passé le plus de temps en première ligne ne racontent au contraire souvent rien d’exceptionnel. Après la dissipation des illusions épiques entretenues par la littérature, la presse ou l'histoire enseignée à l’école, ils sont confrontés à l’ennui, à la vermine, à la peur de mourir contre laquelle on ne s’endurcit pas et au sentiment croissant de l’absurdité du conflit.
Quand ils n’ont pas été censurés, ces témoignages sobres et modestes ont rencontré peu de succès, commercial ou critique. Certains les ont condamnés comme « défaitistes ». Il est sans doute plus surprenant, selon Cru, que certains témoins incontestables de la guerre dans sa nudité, aient été eux aussi rattrapés par la vision épique de la guerre et qu’ils aient trahi leur propre expérience en lui conférant un éclat littéraire injuste et dangereux. Car il est certain selon Cru que « si nous avons encore la guerre au XXe siècle, c’est parce que les hommes ont trop entretenu cette fameuse beauté du carnage ».
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