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L'expérience : définitions et problèmes fondamentaux

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Le mot « expérience » et l’adjectif « empirique » qui lui correspond viennent du mot grec peïria, « l’essai, l’épreuve », d’où dérive ensuite le composé empeïria, qui désigne alors ce qui est acquis ou connu par l’épreuve ou la rencontre de faits sensiblement perçus, c’est-à-dire l’expérience.
On peut distinguer cependant trois significations distinctes du mot français « expérience », dont le sens varie en effet en fonction du contexte dans lequel il est utilisé.

1. Le sens commun du mot « expérience », entendu en un sens pratique
a. « Avoir de l’expérience »
Le mot « expérience » signifie le plus souvent, dans le langage commun, la pratique longue et répétée d’une activité : on dira par exemple de celui qui est marin depuis son enfance qu’il a une longue expérience de la navigation, de la mer, de ses dangers, qu’il est un homme « expérimenté ».
L’expérience désigne dans ce cas quelque chose qui relève de l’existence, du vécu, de l’action et de l’habitude et qui produit un « savoir » pratique – savoir qui n'est pas nécessairement en rapport avec un discours ou une théorie explicite.
b. La critique de l’homme simplement « empirique »
L’homme que l’on qualifie d’« empirique » (qu’il ne faut pas confondre avec le penseur « empiriste »), par exemple le « médecin empirique » est celui dont la connaissance est exclusivement issue de l’expérience immédiate : il n’a, comme le dit Leibniz, « qu’une simple pratique sans théorie », et est ainsi sujet à l’erreur – faute de savoir pourquoi tel malade souffre de maux de têtes par exemple, ou comment agit un médicament précis, il peut arriver qu’il lui prescrive un remède inadéquat voire dangereux.

2. Sens et valeur théoriques de l’expérience
a. Connaître par expérience
Connaître par expérience, c’est, en un sens non plus pratique mais surtout théorique, connaître par des perceptions et des observations répétées et mémorisées : « de nombreux souvenirs d’une même chose constituent finalement une expérience », ainsi que l’écrit Aristote. J’ai l’expérience de ou je connais par expérience ce qu’est un cygne, dans la mesure où j’ai eu l’occasion de voir des cygnes à plusieurs reprises et où j’en ai gardé le souvenir.
Les facultés de jugement et de mémoire, ainsi que de la conscience, sont sollicitées et mises en œuvre. En ce sens il y a, au sein même de cette connaissance par expérience, une activité théorique – au sens où « théoriser » signifie déployer une activité mentale, engager une réflexion (du grec theorein, « penser »).
b. L’expérience, source de toute connaissance ?
L’expérience peut bien apparaître comme la source de toute connaissance, car elle se différencie de l'invention ou de l'imagination et repose sur des faits perçus. Telle est la position des philosophes dits empiristes, tels John Locke ou de David Hume : ils considèrent qu’il ne saurait y avoir en notre esprit nulle connaissance qui ne soit d’abord passée par nos sens et qui ne vienne de l’expérience.

Mais si toute connaissance dérive en quelque façon de l’expérience, il n’est pas certain cependant qu’elle suffise à constituer la connaissance ou la science tout entières ; si elle en est la condition nécessaire, elle n’en est peut-être pas pourtant la condition suffisante, comme l’indique Kant lorsqu’il écrit au début de la Critique de la Raison Pure : « si toute notre connaissance débute avec l’expérience, cela ne prouve pas qu’elle dérive toute de l’expérience » ; car il se pourrait que l’expérience même soit structurée par des éléments internes à l'esprit, par des concepts ou des idées qui, antérieurement à toute perception sensible, mettraient déjà en forme l'expérience.
c. L’expérience ne suffit pas à fonder la science
Nous sommes confrontés à deux grands problèmes :

• le premier problème est le suivant : si la science est une connaissance de l’universel, l’expérience quant à elle ne nous donne qu’une connaissance de cas particuliers et donc au mieux une connaissance générale : si j’ai constaté par l’expérience qu’il existe un grand nombre de cygnes blancs, cela ne prouve pourtant pas que tous les cygnes sont blancs – c’est là ce que l’on nomme le problème de l’induction ;
• le second problème a rapport à la fragilité de l'expérience : en effet, l'expérience immédiate peut être trompeuse, puisqu’elle me conduit par exemple à croire que c’est le soleil qui se déplace dans le ciel et tourne autour de la terre, alors que ce n’est pas le cas.

L’expérience commune ou immédiate ne saurait donc être, à elle seule, le fondement suffisant de la science : celle-ci requiert, en plus des observations répétées des phénomènes naturels, l'usage de l’expérimentation et du raisonnement.

3. L’expérimentation scientifique
a. L’expérimentation est différente de l’expérience commune ou de l’observation
On parlera proprement, dans le domaine des sciences, d’une expérimentation, pour désigner cette expérience qui n’est plus seulement passive ou reçue, qui ne consiste plus seulement à observer des faits qui se présentent à moi, mais plutôt à produire activement le phénomène que l’on veut observer et à tester une hypothèse précise à son égard : il s’agit donc de construire une expérience permettant de répondre à une question réfléchie et rigoureuse concernant les phénomènes naturels.

Ainsi lorsque Galilée s’interroge sur le mouvement des corps, il ne se contente pas d’observer des corps naturels, mais il construit un dispositif spécial : un plan incliné lui permet de faire rouler divers corps et de mesurer plus aisément leur temps de chute, et ce afin de répondre à la question : « la vitesse de chute augmente-t-elle en fonction du poids du corps ? ».
b. L’expérimentation requiert la raison
On voit alors que l’expérimentation est indissociable de la raison : pour expérimenter, il faut être en mesure d’élaborer d'une part, une hypothèse explicative pertinente, et d'autre part, de construire l’expérience qui permettra de la tester adéquatement – éventuellement en faisant usage également de mesures et de calculs précis, comme c’est le cas dans les sciences physiques.

L’expérimentation peut en ce sens être envisagée comme allant sans cesse des faits aux idées ou hypothèses, et des idées aux faits : comme l’écrit Claude Bernard, c’est l’hypothèse qui seule peut « guider la main de l’expérimentateur ».
c. Faits scientifiques et faits bruts : théorie et expérience
L’expérimentation est donc bien différente de l’expérience immédiate ou commune, et les « faits » qu’étudient les scientifiques sont donc tout autres que les faits issus de l’observation naturelle. On pourrait dire avec Gaston Bachelard que les faits scientifiques, issus de l’expérimentation, sont des faits :
• remarqués en fonction d’un problème scientifique précis ;
• interprétés en fonction d’une hypothèse explicative rationnelle ;
• mesurés afin de donner lieu à des calculs et des énoncés mathématiques précis ;
• polémiques, car hypothèses et interprétations scientifiques ont souvent en vue de réfuter ou de corriger une hypothèse ou une théorie antérieures.

En ce sens, il faut dire aussi et enfin que l’expérience dans les sciences n’est jamais distincte de la théorie car c’est toujours d’abord en se référant à des théories présentes ou passées que le savant commence par étudier et interpréter les faits, et qu’il élabore des expérimentations nouvelles.

Pour aller plus loin
Aristote, Métaphysique, A, 1 : sur la définition de l’expérience, et sa distinction d'avec l'art et la science.

Leibniz, Monadologie, § 28 : à propos de l’exemple du « médecin empirique ».

Claude Bernard, Introduction à la médecine expérimentale, I, 1 : sur la différence entre expérience commune, observation et expérimentation.

Gaston Bachelard, Le rationalisme appliqué : à propos du « fait scientifique » et de sa différence avec les faits issus de l’observation commune.
Le nouvel esprit scientifique, Introduction.

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