L'existence humaine suppose-t-elle l'oubli ?
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Savoir si l'existence humaine suppose l'oubli
- L'existence humaine se définit dans le temps : l'oubli, en ce sens, est considéré comme un défaut.
- Cependant, on n'oublie jamais vraiment : on refoule dans l'inconscient les choses mauvaises notamment, ce qui peut être nocif à la stabilité psychique.
- L'oubli est essentiel pour vivre et rend l'existence supportable.
Ce qui distingue l’homme des autres êtres vivants
est sa conscience qui lui donne le pouvoir de se
représenter ce qu’il vit et ce qu’il a
vécu. L’homme est donc un être de
mémoire qui a la capacité de retenir le
passé dans son esprit, sans que celui-ci soit
simplement un gigantesque lieu de stockage
mécanique.
Or, il est impossible de tout retenir. La mémoire est
forcément limitée et toujours menacée
par l’oubli qui apparaît à première
vue comme une perte de conscience. L’oubli semble donc
être une caractéristique propre de
l’existence humaine.
En quel sens l’oubli peut-il alors être propre
à l’homme ? Quel est son rôle, et
dans quelle mesure l'oubli peut-il être à la
fois nécessaire et bénéfique ?
On ne peut envisager autrement l’existence
humaine que dans le temps. Être humain,
c’est avoir nécessairement rapport au
temps et, d’une façon ou d’une
autre, chercher à le fixer dans la
pensée. En effet, exister, pour l’homme,
c’est ne jamais se contenter d’être
purement et simplement dans le présent.
Le temps pour l’homme est une
« distension de
l’âme », comme le dit Saint
Augustin : l’homme a la capacité de
retenir le passé (grâce à la
mémoire) et, inversement,
d’envisager le futur (grâce à
l'« attente »).
L’existence humaine se forge donc selon une
double tension : à la fois mémoire
du passé et attente de l’avenir. La
mémoire, qu’elle porte sur le passé
(dans le souvenir) ou bien sur le futur (dans la
promesse) est donc bien ce qui caractérise
l'homme.
Mais nous retiendrons que pour saint Augustin, il
n'existe, fondamentalement, qu'un seul temps : le
présent.
(Confessions)
Alors que tous les autres êtres vivants vivent dans l'immédiateté, l'homme, lui, garde une trace de ce qu'il fait et son existence est orientée selon le sens qu'il donne au temps.
Si la mémoire définit l’homme, son
contraire, l’oubli, semble donc
apparaître comme un défaut vu
négativement comme une marque de faiblesse.
L’homme, vis-à-vis de son passé, a
un « devoir de mémoire »,
et, s’il oublie ce qu’il a vécu, il
est en faute. On attribue souvent comme rôle
à l’histoire de donner des leçons
du passé afin de mieux appréhender
l’avenir. Dans ce cas-là, celui qui oublie
son passé (le sien ou celui de ses
ancêtres) perdra une partie essentielle de ce qui
le constitue et aura du mal à faire face au
futur. De la même façon, sur le plan
individuel, celui qui devient amnésique perd
tous ses repères et même son
identité.
Par conséquent, l’oubli est une
perte pour la conscience. Les absences de la
mémoire sont considérées comme des
lacunes. Ce sentiment de manque est
redoublé par le fait que nous ne savons pas ce
que nous oublions (puisque justement nous l’avons
oublié). Ce qui nous manque nous échappe
donc d’autant plus que nous ne pouvons pas
même le nommer. Par conséquent, la
mémoire semble davantage
caractériser l’existence humaine que
l’oubli. Cependant, si la mémoire nous
constitue, ne peut-elle pas parfois nous
détruire, au point que l’oubli puisse
sembler nécessaire ?
Freud montre que l’existence humaine est
traversée par un puissant conflit au sein
duquel des pulsions opposées luttent les
unes contre les autres : alors que le
« ça » impose à
l’homme ses désirs, le
« surmoi », portant
l’intériorisation des interdictions
morales et familiales, censure les pulsions du
« ça ». Cette censure se
nomme refoulement : les désirs
incompatibles avec les exigences morales sont
refoulés hors de notre conscience, dans cette
partie cachée de nous, constituée par
l’inconscient.
Cet « oubli » imposé par
l’inconscient est nécessaire à
notre stabilité psychique. Pour que le
« moi » parvienne à un
certain équilibre, il est indispensable
qu’il ne satisfasse pas tous ses désirs
inconscients, notamment lorsqu'il s'agit de pulsions
sexuelles. Tout ce qui est jugé insupportable,
pénible ou bien simplement contraire à la
morale, est expulsé hors du champ de la
conscience. La conscience fait semblant
d’oublier ce qui lui est difficile à
supporter. Le refoulement se fait inconsciemment et
involontairement, mais cet oubli est primordial.
Mais le refoulement n’est pas un oubli pur et
simple. En effet, même lorsque ce qui fait
souffrir semble effacé de la conscience, il est
toujours présent dans l’inconscient et
risque à tout moment de
réapparaître sous une forme
déguisée.
Les lapsus, les rêves, mais aussi
les symptômes névrotiques
(angoisses, obsessions, phobies) révèlent
le « retour du refoulé ».
L’inconscient, en vérité, n’a
rien oublié et cherche par tous les moyens
à exprimer ce qu’il a gardé en lui.
Cette forme d’oubli qu’est le
refoulement est donc plus une fuite qu’une
véritable libération. Notre conscience
oublie ce qui la fait souffrir ou ce qu’elle
n’ose retenir, mais l’inconscient, lui,
n’oublie rien.
L’oubli libérateur ne peut donc pas
correspondre au refoulement. L'oubli peut
néanmoins avoir une influence salvatrice.
L’oubli est effacement et en quelque sorte
destruction, mais cette petite mort qu’est
l’oubli, loin d’empêcher toute vie
humaine, au contraire la rend possible. En effet,
l’oubli ouvre la possibilité
d’appréhender le présent
avec un regard neuf.
Dans l’Antiquité grecque, la
divinité Léthé (l’Oubli)
portait le nom d'un fleuve des Enfers. On raconte que
les âmes des morts buvaient les eaux du fleuve
pour oublier leur vie terrestre. Ayant
complètement effacé leur passé,
elles étaient ainsi prêtes à
entamer une nouvelle vie en se réincarnant dans
un autre corps. Les eaux du Léthé
permettaient alors de mieux appréhender le
passage de la mort à la vie : elles
évitaient que le souvenir de la vie
passée ne vienne toujours hanter les morts, et,
inversement, que le souvenir de la mort ne bouleverse
la vie.
Notre existence serait insupportable si nous
nous souvenions de tout en détail. La
conservation absolue de tout notre passé nous
empêcherait de jouir du moment présent. Il
est nécessaire de savoir oublier nos
échecs pour nous lancer dans de nouveaux projets
ou nos chagrins d’amour pour parvenir à
aimer de nouveau. L’oubli est donc alors
salutaire, car il nous aide à mieux
profiter du présent.
Telle est la conception que Nietzsche a de
l’oubli : l’assimilant à un
processus physique analogue à la digestion, il
explique que c’est une force active garantissant
notre tranquillité. Sans oubli, il ne pourrait y
avoir « ni bonheur, ni
sérénité, ni espoir, ni
fierté, ni présent »,
affirme-t-il dans La Généalogie de la
morale (1887). Pour pouvoir vivre le présent
et envisager l’avenir, il faut savoir passer le
passé sous silence et « fermer
temporairement les portes de la
conscience ».
L’existence humaine suppose à la fois la
mémoire et
l’oubli : l'homme en
effet sait à la fois apprendre du
passé ce dont il a besoin pour vivre
aujourd’hui et effacer au contraire tout ce qui
pourrait continuer à le faire souffrir.
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