L'Atalante : réel et poésie
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Le réel et la poésie sont deux notions dont les définitions sont tellement nombreuses et variées qu’elles tendent à en troubler les contours. On pourrait probablement placer très simplement le réel du côté des choses telles qu’elles sont, indifférentes à tout paramètre esthétique, et la poésie au contraire du côté de l’inspiration, de l’imagination et de la forme artistique. Mais il peut y avoir de la poésie dans le réel, et toute imagination n’est pas poétique. Il existe par ailleurs une esthétique du réel absolument incontestable, le réalisme…
Nous n’entrerons pas ici dans des considérations trop théoriques, et on envisagera le réel et la poésie au sens large, comme l’expression d’une certaine fidélité au monde (comme phénomène, comme lieu mais aussi comme espace social) pour le premier et comme l’exercice d’une imagination singulière, inventive, capable d’éveiller les sens pour la seconde.
S’il y a du réel dans les images de L’Atalante, c’est parce qu’elles reproduisent un monde qui leur préexiste. S’il y a de la poésie, c’est parce qu’une force s’exerce pour révéler des secrets de ce monde que sa simple reproduction n’a pu transmettre (probablement une part de sa substance véritable).
Dans un entretien avec Eric Rohmer en 1968 dans la cadre de la télévision scolaire (entretien qui accompagne une diffusion de L’Atalante), François Truffaut insiste sur le réalisme du film de Jean Vigo. Il indique que cette œuvre se fait le reflet de certaines réalités familiales et qu’elle évoque notamment les difficultés que peuvent rencontrer les jeunes amants, nouveaux mariés, qui se mettent en ménage. Le film témoigne largement de ces réalités domestiques, de l’ennui d’une vie soumise à la répétition du travail quotidien (malgré des promesses d’aventures, de voyages), des démonstrations de jalousies, des disputes incontournables et autres bouderies sporadiques. Vigo inscrit plus largement son œuvre dans le cadre du réalisme social (il avait d’ailleurs introduit quelques années plus tôt la projection d’ A propos de Nice au Vieux Colombier par un texte de présentation intitulé Vers un cinéma social).
Dans L’Atalante en effet, en quelques plans souvent furtifs pris dans des épisodes secondaires, il n’oublie pas de nous montrer un voleur molesté par une foule sauvage, quelques malheureux faisant la queue pour trouver du travail, le responsable d’une compagnie (pour laquelle Jean travaille) qui renvoie un employé parce qu’il n’est qu’un « rien du tout », etc. Le réalisme de l’argument principal repose plutôt sur les personnages eux-mêmes, personnages typiques, « caractères », suffisamment représentatifs pour témoigner du monde dans lequel Vigo s’est plongé.
- Michel Simon campe un père Jules bourru, roublard, superstitieux (Il va consulter une voyante, se prédit sept ans de malheur à cause d’un miroir cassé, possède un fer à cheval dans sa cabine) mais aussi fantaisiste et attachant.
- Dita Parlo joue de son côté une jeune paysanne qui quitte son village le jour de son mariage pour découvrir le monde et qui se laisse séduire par les tentations de la ville ainsi que par les jeux d’un camelot bavard et inspiré (interprété par Gilles Margaritis).
- Jean Dasté incarne le mari de cette Juliette. Irascible et peu intéressé par les activités de la ville dont il suspecte les dangers, il est de toute évidence la figure la plus raisonnable sur le bateau.
Tous ces personnages satisfont parfaitement au réalisme psychologique que commandent leurs personnalités respectives.
Le film doit beaucoup aussi à la réalité des paysages et des corps qu’il nous donne à voir. La lumière les met parfaitement en valeur, sans abuser toutefois des contrastes pour ne pas dissoudre le réel dans une plasticité expressionniste. Le choix des extérieurs naturels produit les mêmes effets. Pour toutes ces raisons, quelque chose passe à l’image de la réalité des peaux (dont on a l’impression de sentir le grain) et des paysages.
On sait que le choix de Vigo pour les extérieurs réels lui a posé un certain nombre de problèmes importants. Mais on sait aussi que le cinéaste a toujours su tirer profit de ces imprévus : si une brume venait contrarier le tournage, il demandait qu’on ajoute de la fumée et créait ainsi une image presque surréelle. De ce point de vue, le réel n’est pas un objectif ou une fin en soi pour Vigo mais plutôt un point de départ, un état à transcender ou bien un contrepoint.
L’eau par exemple est d’abord une matière du réel, mais elle devient très vite l’enjeu principal d’une sorte de passage rituel auquel Jean doit se soumettre pour retrouver Juliette, pour que surgisse très précisément l’image poétique de cette dernière. La poésie de L’Atalante réside très largement dans cette transgression des lois du réel, au sein du réel lui-même (et non pas dans un monde fantastique). Grâce à ce dépassement, l’apparition de l’image atteint une telle intensité qu’elle frappe le spectateur comme seules savent frapper les images poétiques.
C’est ainsi qu’il faut comprendre aussi la scène d’amour de Jean et Juliette pourtant séparés l’un de l’autre. La force qui réunit les amants ne tient pas vraiment à l’histoire elle-même, Vigo réussit ce miracle par l’intermédiaire d’une rime visuelle et plastique tout à fait fascinante et hautement poétique.
La poésie peut aussi cohabiter avec le réel, sans l’intervention de la surimpression ou du montage des correspondances. C’est le cas par exemple lorsqu’on voit Juliette traverser la péniche sur toute sa longueur, en robe de mariée, le premier soir. La lumière qu’elle irradie lui donne l’allure d’une véritable apparition (fantomatique, mélancolique). La poésie de cette séquence tient évidemment à sa photogénie (propriété d’une image qui transcende ce qu’elle représente et ne se contente pas de le reproduire). Le cadrage et la composition de l’espace de cette même séquence contribuent largement à cette exaltation du réel : on a presque le sentiment que Juliette marche sur les eaux.
On voit bien que la poésie tient à la forme d’une œuvre mais qu’elle exerce sur le fond une activité très efficace : ce sont ici le montage, la surimpression, le traitement de la lumière et de l’espace qui donnent en effet à ce qui est représenté un caractère éminemment poétique.
Mais on pourrait tout aussi bien parler, dans un sens beaucoup plus général, de la poésie des personnages du film. Celle-ci repose en grande partie sur leur caractère assez paradoxal, ce mélange d’innocence et d’assurance ou d’audace. Elle concerne surtout alors le père Jules et Juliette (ce que souligne sans aucun doute la proximité phonique de leurs prénoms), bien qu’ils soient tous les deux très différents :
- Juliette qui vient de quitter son village et n’a jamais vu la ville décide, pleine de détermination, d’aller la découvrir seule (de l’innocence et de l’audace).
- Le père Jules qui au contraire a visité de nombreuses villes dans le monde croit quelques instants à la possibilité de faire fonctionner un disque en passant le doigt sur ses sillons (du vécu et de la naïveté). Mais là encore, Vigo évacue tout fantastique. La poésie de la séquence (et celle du père Jules par extension) réside en effet non pas tant dans un acte magique (qui serait au-delà du réel), mais dans la naïveté surprise du père Jules, victime d’une farce du mousse, qui se manifeste encore davantage quand il indique, pour se justifier, que l’électricité (le réel, en ce qui nous concerne) est bien plus incroyable que la prouesse du doigt sur le disque.
Chez Vigo, en effet, le réel est beaucoup plus magique, poétique, que le fantastique.
Dans L’Atalante, le réel et la poésie cohabitent très largement, de telle sorte que la poésie ne s’impose pas comme l’envers du réel (la poésie ne surgit pas en effet quand le réel se dissout dans du fantastique), mais comme sa substance propre, son secret. Les apparitions par exemple n’ouvrent pas vraiment sur un autre monde, elles habitent le réel lui-même, il suffit de bien regarder, de se donner entièrement à son désir ou à sa volonté. La poésie est dans le regard, elle est dans le réel quand on sait le regarder, quand on le fait « sérieusement » ainsi que le dit Juliette.
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