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L'amitié est-elle une forme privilégiée de la connaissance d'autrui ?

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La question ici posée renvoie à cette autre question, implicite dans l’énoncé : qu’est-ce que connaître autrui ? Il y aurait, en effet, plusieurs manières d’accéder à cette forme particulière de connaissance qu’est la connaissance d’autrui ; l’amitié serait la « forme privilégiée » de l’accès à cette connaissance. Cela sous-entend toutefois qu’il serait possible d’accéder à la connaissance d’autrui par d’autres biais que celui de l’amitié.
On peut se demander, en outre, si le rapport avec autrui s’instaure sur le mode d’une connaissance, à proprement parler. Dans le cas de l’amitié, mais aussi dans celui de l’amour, est-ce la connaissance d’autrui que nous visons obligatoirement, dans la relation affective que nous avons avec l’autre ?

1. Les privilèges de l'amitié
Ces privilèges ont été mis en évidence par les philosophes de l’Antiquité grecque et romaine ; pour eux, l’amitié est la forme privilégiée des rapports entre les individus. « Nul ne connaît personne, sinon l’ami », écrit Saint-Augustin (354-430).
a. Seule l'amitié fondée sur la vertu est authentique
Aristote (384-322 av. J.-C.), dans l’Éthique à Nicomaque (livre VIII, 1), définit l’amitié (philia, en grec) comme une « vertu », en même temps qu’il estime qu’elle est « ce qu’il y a de plus nécessaire pour vivre ». Il en distingue cependant trois espèces, selon que cette amitié se fonde sur l’utilité, sur le plaisir ou sur la vertu.

« Ceux dont l’amitié réciproque a pour source l’utilité ne s’aiment pas l’un pour l’autre pour eux-mêmes, mais en tant qu’il y a quelque bien qu’ils retirent l’un de l’autre » (VIII, 3). Aristote explique que les vieillards, les jeunes hommes et les hommes mûrs sont enclins à ce type d’amitié, sans donner vraiment davantage de précision. Les vieillards sont cependant particulièrement concernés : « car les personnes de cet âge ne poursuivent pas l’agrément, mais le profit ».
Bien qu’également concernés par cette amitié basée sur l’utilité, les « jeunes gens » sont néanmoins plus enclins à rechercher l’amitié pour le plaisir que celle-ci peut leur procurer : « car les jeunes gens vivent sous l’empire de la passion, et ils poursuivent surtout ce qui leur plaît personnellement et le plaisir du moment ». Les jeunes sont versatiles, aussi bien, précise Aristote, en amitié qu’en amour. Les sentiments, à cet âge, sont donc passagers et fragiles.

L’amitié fondée sur la vertu représente, seule, l’amitié authentique. Elle concerne peu de monde ; peu de gens souhaitent en effet du bien à leurs amis « pour l’amour de ces derniers ». Autrement dit, l’amitié pure, désintéressée, est rare.
b. L'amitié parfaite est un idéal de référence
Kant (1724-1804), de son côté, donne de l’« amitié parfaite » (que l’on pourrait comparer à l’amitié fondée sur la vertu, telle que la définit Aristote) la définition suivante : « L’amitié (considérée dans sa perfection), est l’union de deux personnes par un amour et un respect égaux et réciproques » (Doctrine de la vertu, § 46).

Mais Kant précise aussitôt qu’il s’agit là d’« une simple Idée », c’est-à-dire d’un idéal. S’il est moralement nécessaire de concevoir cet idéal, il reste néanmoins « irréalisable dans quelque pratique que ce soit ». Kant suppose en effet que l’amitié est rarement répartie, entre deux individus, de manière égale.
L’amitié requiert un « harmonieux équilibre » entre l’amour et le respect d’une part ; mais d’autre part, l’amitié « idéale » voudrait que chacun des deux amis ait à l’égard l’un de l’autre la même quantité harmonieuse d’amour et de respect, c’est-à-dire la même quantité d’« attraction » et de « répulsion ». Kant nomme « répulsion », en fait, ce qui fait que deux amis se respectent. Car même les meilleurs amis ne doivent pas se traiter familièrement. S’il doit y avoir de l’amour dans l’amitié, celle-ci ne peut être une affection (nous comprenons : une passion), car l’affection est aveugle en son choix et se dissipe par la suite. L’amour comme affection, comme passion, est inconstant. L’amitié, en son essence, ne saurait l’être.

Chez Aristote, à travers l’amitié conçue comme une vertu, et chez Kant, à travers l’amitié parfaite – laquelle d’ailleurs ne peut exister – l’amitié repose sur certaines exigences. Il ne serait donc pas si facile d’être amis.
Cela ne nous permet pas de répondre directement à la question posée. Comment l’amitié ainsi définie nous permettrait-elle d’accéder, de manière privilégiée, à la connaissance d’autrui ? Des éléments de réponse précis nous ont été donnés : par le désintéressement (nous n’aimons pas nos amis par intérêt, ou parce que cela nous procure une certaine satisfaction) avec Aristote, par l’intermédiaire du respect avec Kant, nous accédons non pas à proprement parler à la connaissance d’autrui, mais à la connaissance que nous avons d’une relation privilégiée entre autrui et moi-même. Par conséquent, connaître la nature de cette relation, c’est à la fois se connaître soi-même et connaître l’autre.

2. Faut-il vouloir connaître autrui ?
Connaître l’autre, ce serait savoir qui il est. Nous ne pouvons « connaître » un être humain comme nous pouvons connaître les phénomènes naturels, par exemple. Cela ne nous empêche pas chercher à savoir qui est l’autre, en quoi consiste sa véritable personnalité.
a. L'amitié véritable est détachée de toute logique d'intérêt et d'aliénation
Mais ne peut-on pas dire que l’amitié se noue entre deux personnes en raison du processus inverse ? Nous choisissons comme ami celui que l’on connaît (ou que l'on croit connaître) ; c’est parce que nous connaissons quelqu’un que nous le choisissons comme ami : nous ne faisons pas de lui notre ami parce que nous désirons mieux le connaître. De plus, vouloir connaître quelqu’un, ce serait l’enfermer dans cette connaissance et l’assujettir à cette connaissance que nous avons de lui. L’autre devient prisonnier de la vision que nous avons de lui.

Que signifie en effet, par exemple, « connaître quelqu’un par cœur » ? Pourquoi nous prévalons-nous d’une telle connaissance ? Nous supposons, en décrétant connaître quelqu’un par cœur, que nous avons suffisamment d’intimité avec la personne en question et suffisamment d’expérience, liée à la fréquentation habituelle de cette personne, pour savoir à l’avance quels seront ses sentiments, de quelle manière il est susceptible de réagir. L’autre serait, grâce à la connaissance que nous en avons, prévisible. Mais quelle liberté, alors, lui reste-t-il ? On peut admettre que certaines amitiés prennent fin, spontanément, parce que l’amitié devient un esclavage, alors qu’elle est plutôt censée correspondre à une libération.

Mais ceci ne serait pas caractéristique de l’amitié : qu’il s’agisse de l’amour, ou du sentiment qui nous unit à la famille – sentiment qui ne relève ni de l’amitié, ni de l’amour – nous recherchons dans nos relations avec les autres, de préférence, tout ce qui contribue à notre épanouissement, et non ce qui l’entrave. L’amitié, tout comme l’amour, est un sentiment qui doit nous rendre heureux. Il implique, certes, le sacrifice de soi, en ce sens que dans l’amitié, l’autre est supposé être plus important, voire plus précieux que moi. C’est pour cette raison même, peut-être, que nous aimons l’amitié : le souci de l’autre nous détourne du souci de nous-même.
En même temps, en raisonnant ainsi, nous nous retrouvons dans une logique de l’« intérêt ». S’inquiéter des autres nous détourne de l’inquiétude de nous-même. Nous croyons être « altruiste » ; mais sous cet altruisme se cache cette inquiétude de nous-même, que l’intérêt pour autrui nous permet de dissimuler.

À ce titre, l’amitié continue de relever d’une élection : nous ne pourrions avoir un trop grand nombre d’amis. L’amour de l’autre, qui s’exprime par la générosité, n’a en fait rien à voir avec l’amitié. En étant généreux avec tout le monde, nous ne sommes en fait généreux avec personne. L’autre, parce qu’il est autre, suscite la compassion et l’empathie. Mais l’autre est à ce titre n’importe quel autre. Il est cet autre générique que l’on débarrasse de sa personnalité. Il ne s’agit plus, alors, d’amitié.
b. L'amitié véritable relève d'une alchimie unique entre deux individus
« Parce que c’était lui, parce que c’était moi » : Montaigne (1533-1592), dans ses Essais (Livre I, chapitre XXVIII, « De l’amitié ») évoque l’amitié qui le liait à Étienne de La Boétie, et le chagrin immense que sa mort lui procure.

Nous nous attachons à l’autre parce que nous lui reconnaissons des qualités particulières ; mais ces qualités, nous les apprécions à notre manière, parce que « nous sommes nous ». À cet égard, l’amitié relève d’une « correspondance » entre deux personnes, qui demeure unique. Montaigne estime en outre qu’il ne faut pas confondre les amitiés vulgaires, « qui ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité » avec l’amitié véritable, comme celle qu’il éprouvait pour La Boétie. Au sein d’une amitié forte et vraie les âmes « se mêlent et se confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel, qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes ». L’amitié dont parle Montaigne est fusionnelle, et s’apparente plutôt à un sentiment amoureux, puisque l’on a coutume de penser que ce dernier est généralement vécu avec plus d’intensité que le sentiment amical.

À travers l’amitié se trouve ainsi définie une relation avec l’autre qu’il est impossible de lier à un quelconque intérêt, ou à une quelconque connaissance.

3. Aimer l'autre c'est s'aimer soi-même
a. L'amitié idéale n'existe pas
Si l’amitié idéale n’existe pas, ou existe rarement, que recherchons-nous exactement dans l’autre ? Pour Pascal, si le moi est haïssable, c’est parce qu’il se révèle incapable d’aimer un autre que lui-même, puisqu’il « se fait centre de tout » (Pensées, 494). Si nous désirons connaître l’autre, désirons-nous vraiment qu’ils nous connaisse ? N’est-il pas vrai, se demande Pascal, que « nous haïssions la vérité et ceux qui nous la disent, et que nous aimions qu’ils se trompent à notre avantage, et que nous voulions être estimés d’eux autres que nous ne sommes en effet ? » (Pensées, 743). L’homme n’est finalement que « déguisement, que mensonge et hypocrisie ».
b. Connaître autrui pour se connaître soi-même
Nietzsche (1844-1900), d’une autre manière, estime que la connaissance de l’ami nous renvoie à nous-même : « As-tu déjà vu dormir ton ami, – pour que tu apprennes à connaître son aspect ? Quel est donc le visage de ton ami ? C'est ton propre visage dans un miroir grossier et imparfait » (Ainsi parlait Zarathoustra, Première partie, « De l’amitié »). Dans l’ami, nous nous cherchons nous-même.
L’amitié n’est pas l’amour. Il ne peut être question d’asservissement ou de domination. Misogyne comme on sait qu’il peut l’être, Nietzsche explique que les femmes ne sont pas faites pour l’amitié, précisément parce qu’elles ont toujours eu un tempérament soit de maître soit d’esclave : c’est pour cela qu’elles ne connaissent que l’amour. L’amitié suppose l’égalité des amis.

Conclusion
Il existe apparemment un paradoxe à vouloir faire de l’amitié un mode privilégié de la connaissance d’autrui, simplement parce que l’amitié appartient au registre du cœur, tandis que la connaissance appartient à celui de la raison.

De plus, lorsque nous aimons, nous sommes sans doute moins objectif, et avons tendance à exagérer les qualités de la personne, tout en minimisant ses défauts. Nous reconnaissons bien volontiers, en effet, que nous sommes plus complaisants à l’égard de ceux que nous aimons. Nous bénéficions en retour de la même complaisance, et c’est peut-être pour cela que nous avons besoin d’amis. Quels que soient nos défauts, quoi que nous fassions, ils continueront de nous aimer.
Toutefois, alors que nous attendons de l’ami une certaine sincérité, que nous aspirons dans nos rapports avec lui à une certaine transparence, nous sommes parfois vexés de l’entendre dire ce qu’il pense. Nous nous sentons finalement incompris. Nous attendons de l’ami qu’il nous dise la vérité, mais très souvent lui en voulons qu’il nous l’ait dite.

Mais plus simplement, nous pouvons dire qu’en effet, l’amitié est un moyen privilégié pour connaître l’autre : parce que l’ami se sent en sécurité auprès de nous, il se dévoile et se livre. Parce qu’il se confie, nous connaissons tout de lui. Mais cette connaissance lui convient-elle ? Peut-être l’ami reste-t-il un ami parce que nous le voyons comme il a envie d’être vu.

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