Kiarostami
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L'oeuvre de Kiarostami est riche d'une vingtaine de films aux
destins très variés (les plus récents
jouissent par exemple d'un succès critique
particulièrement important, ils ont été
célébrés dans divers festivals
internationaux, Le
Goût de la cerise a
même obtenu une Palme d'or en 1997). Ceux-ci posent un
certain nombre de problèmes presque insolubles dès
que l'on essaie de déterminer leur nature propre. Ils
semblent en effet échapper à toutes les
catégorisations formelles établies
jusqu'ici.
Ils ont une dimension fictionnelle
incontestable, mais possèdent dans le
même temps une immense part de réel
(celle-là même qui est à l'origine d'une
certaine incompréhension de la part du public). Leur
montage n'est probablement pas étranger à une telle
ambivalence, mais il peut aussi nous aider à la
dépasser.
Parmi les éléments susceptibles de cautionner la thèse du réel dans les films de Kiarostami, le choix des interprètes est sans aucun doute le plus déterminant, le plus influent. En effet, la grande majorité de ces interprètes ne sont pas des acteurs professionnels (le photographe dans Le Vent nous emportera en 1999 et le cinéaste dans Au travers des oliviers en 1994 sont des contre-exemples parmi quelques autres), ils sont souvent choisis à proximité des lieux de tournage (si ce n'est sur ces lieux-mêmes) et campent des personnages peu éloignés finalement de ceux qu'ils incarnent quotidiennement. Il serait donc assez juste de dire qu'ils deviennent et jouent, chez Kiarostami, les personnages de leur propre vie (ce qui n'est pas sans évoquer la méthode pasolinienne et celle d'une partie du néo-réalisme italien). D'où, évidemment, l'attachement tout particulier qu'éprouvent les spectateurs pour ces personnages découverts dans leur milieu (attachement qui leur donne une épaisseur, c'est-à-dire un degré de réalité supplémentaire), abandonnés ensuite, retrouvés parfois d'un film à l'autre, et toujours dépositaires d'une part de réel...
Les villages que l'on traverse, les routes que l'on parcourt avec de tels personnages (la voiture encourage alors de nombreux travellings, elle devient un instrument cinématographique récurrent chez Kiarostami) participent aussi de la dimension documentaire de l'oeuvre, tout particulièrement quand ces routes et ces villages rappellent des événements connus de tous (le film retrouve alors une place dans l'Histoire). C'est le cas par exemple dans Et la vie continue (1991) où un père et son fils veulent se rendre en voiture dans le village de Koker, difficile à atteindre en raison du tremblement de terre de 1990, pour voir, ainsi qu'ils le disent eux-mêmes, si les deux petits garçons (deux frères, Babak et Ahmad Ahmadpur) qui interprétaient les deux camarades (Nematzadeh et Ahmad) dans un film précédent de Kiarostami (Où est la maison de mon ami ? en 1987) ont survécu à cette catastrophe. Les personnages du premier film retrouvent ainsi leur réalité d'interprètes, mais dans le cadre d'une nouvelle fiction (ils sont recherchés par les personnages du nouveau film). Kiarostami crée de ce fait, avec une grande habileté, un territoire commun entre le réel et la fiction (plutôt que de choisir l'un ou l'autre).
Les films de Kiarostami sont assez peu découpés, leur montage semble donc à priori tout à fait adapté à une exposition du réel. C'est en effet la grande fonction du plan-séquence, très régulièrement employé par le cinéaste. Celui-ci laisse ainsi au spectateur la liberté de choisir ce qu'il veut dans l'image, il respecte la durée propre de ce que l'on y voit (ce n'est pas une durée reconstituée, artificielle, entre plusieurs plans) et peut montrer plusieurs événements dans le même cadre si le champ est suffisamment large... Certaines scènes font un usage tout à fait étonnant du plan-séquence, et comme elles sont récurrentes dans les films de Kiarostami, il faut leur accorder une grande importance.
Au travers des oliviers en donne un exemple très représentatif. Hosein veut épouser Tahereh qui ne veut pas de lui. Le hasard les réunit, ils vont jouer un couple dans un film. Hosein profite donc du tournage pour réitérer sa demande en mariage, entre chaque prise, mais la jeune fille refuse, ou ne lui répond même pas. Dans la dernière scène, Hosein et Tahereh font un bout de chemin ensemble, puis la jeune fille toujours aussi silencieuse emprunte un autre sentier pour rentrer chez elle. La caméra est fixe, elle reste près de Hosein alors que nous voyons Tahereh s'éloigner pendant un très long moment, loin devant. Quand elle a disparu de l'autre côté de la colline, Hosein court la rejoindre, mais la caméra reste à sa place, toujours fixe, le plan-séquence continue, puis Hosein revient au point de départ, et s'en va finalement, ailleurs. Le plan a duré plusieurs minutes, il a tout montré, même le vide, l'espace vidé de personnages, c'est-à-dire le réel. Car dans le réel, tout n'est pas visible, le regard n'est ni omniscient, ni omnipotent, il est lacunaire.
Kiarostami effectue par ailleurs un travail très subtil sur le son, dans son rapport à l'image. Dans Le Vent nous emportera, on voit d'abord en plan de grand ensemble une voiture circuler sur un chemin en lacets, désert. La caméra est donc assez loin du véhicule, cependant on entend la conversation des passagers avec une clarté au-delà de tout réalisme, comme si nous étions dans la voiture. Cet écart entre l'image et le son n'est pas gênant, il est même très efficace. En effet, si avec les plans de grand ensemble, assez longs, on voit le réel, avec la proximité du son, on a l'impression de l'habiter...
Le réel que nous offre Kiarostami n'est pas documentaire. Les films sont d'abord des fictions, les personnages sont introduits dans des situations imaginées par le metteur en scène. L'argument peut souvent paraître faible (un enfant qui cherche la maison de son camarade pour lui rendre son cahier), ou mystérieux (un homme qui se rend dans un village pour une raison secrète), mais il est presque toujours d'un intérêt capital pour les personnages. La structure dramatique de chaque film observe donc un mouvement (une articulation) commandé par cet argument : il faut à chaque fois s'acquitter d'une tâche précise. Le problème s'expose dans un premier temps, puis les personnages s'emploient à le résoudre. Pourtant cet objectif est presque systématiquement abandonné, perdu de vue, il passe au second plan.
Dans Où est la maison de mon ami ?, Ahmad a trouvé la demeure de son camarade, mais il s'en éloigne finalement et rentre chez lui, malgré tout le mal qu'il s'est donné. Dans Le Vent nous emportera, on ne sait pas vraiment si Behzad a eu ce qu'il voulait. Dans Au travers des oliviers, Hosein a disparu un moment avec Tahereh, mais on ne saura rien de plus de leur relation. Ces films n'ont donc pas de dénouement, ils reposent de ce fait sur un montage ouvert. Ce qui compte dans ces histoires, ce n'est pas leur fin, c'est au contraire le parcours qu'elles encouragent à chaque fois, un parcours initiatique au cours duquel chacun apprend beaucoup sur lui-même.
Abbas Kiarostami trouve manifestement dans le réel la matière première de ses films. Il sait pourtant qu'il suffit d'enclencher la caméra pour que les individus deviennent personnages, leurs vies fictions et le réel une image. Ce réel se dissipe alors, immanquablement. C'est pourquoi le cinéaste iranien prend finalement le parti de la mise en scène, car à travers l'imaginaire, il est possible de faire ressurgir une certaine vérité. Il faut alors accepter de ne pas tout montrer, de ne pas tout résoudre, projet qui exige notamment un traitement particulier du plan-séquence, du son dans son rapport à l'image et qui repose aussi en grande partie sur un montage narratif ouvert.
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