Hitchcock, De Palma
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Brian de Palma n'a jamais caché sa profonde admiration pour Alfred Hitchcock, il l'a toujours considéré comme un véritable modèle. Les critiques les plus malveillants qui ont voulu dénoncer son maniérisme sont ainsi passés à côté de l'essentiel : De Palma ne veut pas imiter Hitchcock, pas seulement, il veut surtout faire de l'oeuvre du maître la base des ses propres créations. Si le cinéaste américain reprend des thèmes ou des images de son homologue anglais, c'est d'abord pour se les réapproprier, les manipuler comme nouvelle matière première et les décliner de façons différentes.
Body Double reprend ainsi une partie de l'histoire de Fenêtre sur cour (un homme espionne ses voisins avec un appareil photo ou un télescope) et une autre de Sueurs froides (victime d'une manipulation, il retrouve finalement l'image de la fille désirable qui a disparu). Ce 2e thème est aussi repris en partie, ou plutôt décliné, dans Obsession (la mère réapparaît sous les traits de la fille), film dans lequel se rejoue par ailleurs une scène de Pas de printemps pour Marnie (chaque héroïne dénoue le traumatisme de son enfance dans un finale très spectaculaire).
Tous ces échos produisent ainsi un immense réseau dense et complexe entre les oeuvres des deux cinéastes.
Ce réseau de signes est régulièrement
alimenté par une image qui jouit d'un traitement
particulier, une image inoubliable, une des plus intenses de
toute l'histoire du cinéma répétée
dans presque tous les films de Brian de Palma :
l'assassinat de Marion Crane, sous la
douche, par Norman Bates (Psychose).
La scène de la douche devient donc un véritable
leitmotiv fondateur dans l'oeuvre de De Palma. Elle est
rejouée à chaque fois sur des modes très
différents, grotesque et humoristique dans
Phantom of the Paradise,
fantasmatique et érotique dans Pulsions, dans Carrie, dans Blow out,
etc.
La plupart du temps, cette scène mêle désir
et danger, elle convoque donc les caractéristiques
essentielles de sa manifestation hitchcockienne originelle :
Norman observe par un petit trou qui lui donne une position de
voyeur une femme nue, spectacle interdit (notamment par la
mère abusive, substitut du Père, figure de la Loi)
auquel il met fin par le meurtre.
La scène révèle des enjeux tout à fait décisifs chez Hitchcock et De Palma, elle pose la question du regard (des personnages et du spectateur) à partir d'un montage très précis.
Chez Hitchcock et De Palma, ce regard est souvent médiatisé par celui d'un personnage qui le représente (en vertu du principe d'identification) et qui prend conscience d'une situation précise (elle-même saisie par le spectateur).
Cette médiatisation est parfaitement mise en scène dans Fenêtre sur cour. Un photographe reporter, la jambe dans le plâtre, immobilisé dans son fauteuil, passe son temps à observer ses voisins. Une série d'événements étranges lui fait penser que l'un d'entre eux a tué sa femme. Il interprète des scènes qui se déroulent devant lui comme le spectateur interprète un montage de plans, car ils ont exactement le même point de vue sur le voisinage. Dans ce film, Hitchcock nous montre donc comment se construit une signification dans l'esprit du spectateur grâce au montage, ce qui est par ailleurs l'une de ses grandes spécialités de cinéaste. Il nous montre que la vérité repose alors sur des interprétations qui laissent souvent planer quelques incertitudes difficiles à éteindre.
De Palma s'est largement approprié cette
interrogation sur le montage, mais il lui a donné
une nouvelle application, beaucoup plus explicite.
Ses personnages manipulent
eux-mêmes les images cinématographiques
pour tenter de découvrir la
vérité qu'elles peuvent
révéler :
- C'est en revoyant les séquences enregistrées
par la vidéo-surveillance lors du match de boxe que Rick
Santoro, dans Snake eyes, prend conscience de la
responsabilité de son ami dans l'assassinat du
sénateur.
- C'est en associant lui-même les sons enregistrés
un soir par hasard et quelques images (en les montant,
très précisément, pour en recomposer le
film) que le héros de Blow out comprend
(et nous avec lui) que l'accident de voiture dont il a
été le témoin était en
réalité un meurtre (le film est une
déclinaison du Blow up d'Antonioni dont le
personnage principal cherchait la vérité sous une
image, une photographie, alors que celui de De Palma la cherche
plutôt sous un son, une série de sons).
Cependant, rien ne garantit la justesse de son raisonnement, il peut faire de mauvaises interprétations.
- Dans Soupçons, l'héroïne qui croit que son mari veut la tuer interprète la moindre image dans ce sens-là. Hitchcock accentue la visibilité de ces signes, de ces indices (par une lumière ou un cadrage insistants) pour nous faire comprendre les associations de la femme que nous pouvons faire nous aussi : un verre de lait, contrechamp du regard inquiet, est éclairé de l'intérieur ; la femme pense alors que la boisson est empoisonnée...
- De Palma insiste plus explicitement sur les pièges du montage, de façon très spectaculaire dans le générique de fin de Body Double. Il s'agit du tournage d'un film d'horreur (film dans le film), du moment où la doublure remplace l'actrice pour proposer un plan de ses seins. On voit d'abord la scène avec l'actrice, le cadre de la caméra sur son visage, puis elle s'en va et la doublure prend sa place, la caméra cadre alors les seins de cette dernière. Ensuite les plans du visage de l'une et des seins de l'autre alternent, nous donnant l'illusion toute cinématographique que nous sommes devant un seul personnage. De Palma met ainsi en scène, très explicitement, les puissances du faux contenues dans toute opération de montage (qu'il démythifie)...
Cela dit, entre les plans, d'autres effets peuvent se produire, notamment des effets dramatiques. Parmi ceux-là, le suspense est absolument fondamental aussi bien chez Hitchcock que chez De Palma. Il s'agit alors d'agencer des images qui entretiennent un rapport très étroit dans l'histoire, des images qui vont provoquer une action précise, imminente, puis de retarder cette action, de dilater le temps jusqu'à son actualisation, de laisser ainsi le suspense s'installer. Le montage alterné est très efficace de ce point de vue.
Dans L'Inconnu du Nord-Express, Guy doit terminer son match de tennis pour se soustraire à la surveillance de la police et intercepter Bruno, le véritable criminel, parti déposer une fausse preuve pour le faire accuser. Le match de Guy dure plus longtemps que prévu, l'interception est donc retardée, ce qui angoisse le personnage et le spectateur, mais Bruno lui aussi connaît quelques mésaventures qui rallongent la durée de son parcours et nous donnent encore un peu d'espoir (espoir qui nous empêche d'accepter l'inacceptable). Le montage alterné met les deux parcours en relation directe, accentuant de façon très nette la tension dramatique, le suspense, qui émane de l'ensemble. Notons au passage que c'est déjà un montage alterné qui avait permis au début du film de mettre en scène la rencontre des deux personnages : sorte de hasard devenu destin...
Le moment le plus spectaculaire de Carrie repose sur un tel suspense. Un seau rempli de sang de porc a été déposé au-dessus de la scène sur laquelle Carrie vient recevoir un prix. Sous l'estrade, Sue tient la corde grâce à laquelle elle va pouvoir renverser le seau. Une autre jeune fille tente de l'arrêter mais elle en est empêchée au dernier moment par un professeur qui lui prête de mauvaises intentions. La scène est très découpée, des plans du sourire radieux de Carrie alternent avec ceux de Sue qui menace de tirer. Cette alternance est répétée un grand nombre de fois, retardant le geste fatal et accentuant le suspense et la tension dramatique de la scène. Le montage permet ainsi de décrire la séquence, de nous faire comprendre ce qui se trame, et de nous faire éprouver une tension très intense, incommunicable autrement. Mais plus encore que tout cela, ce qu'on éprouve chez De Palma, c'est une véritable jubilation devant l'efficacité découverte de sa propre mise en scène...
Le montage envisagé par Hitchcock et De Palma repose sur
un découpage très précis. Il permet
d'associer des images, de mettre en place une situation, de
révéler son sens et de lui donner une
intensité dramatique très efficace.
Les deux cinéastes introduisent ce principe proprement
cinématographique au sein même de leurs
scénarios : le personnage, comme le spectateur dont
il se fait le représentant, saisit l'essence d'une
situation (il peut se tromper) et agit en conséquence.
Chez De Palma, la démarche est toutefois beaucoup plus explicite que chez son maître, ses personnages ne sont plus seulement en position d'interpréter uniquement réel, mais aussi de véritables images ; de même que De Palma lui-même ne représente plus seulement le réel, mais les propres images d'Hitchcock qui peuplent son imaginaire...
Films d'Alfred Hitchcock cités :
Soupçons (1941), L'Inconnu du Nord-Express
(1951), Fenêtre sur cour (1954), Sueurs
froides (Vertigo, 1958), Psychose (1960),
Pas de printemps pour Marnie (1964).
Films de Brian de Palma cités : Phantom
of the Paradise (1974), Obsession (1976),
Carrie (1976), Pulsions (1980), Blow out
(1981), Body Double (1984), Snake eyes
(1998).
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