Gargantua : le Prologue, pages 47-53, « Buveurs très illustres (...) subito presto. »
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Le prologue de Gargantua fait suite au titre et sous titre reliant le texte à venir au premier récit de Rabelais : Pantagruel (« Livre plein de Pantagruélisme ») alors que ce dernier est le fils de Gargantua. Il suit un avis « Aux lecteurs » qui place la lecture sous le signe du rire « Parce que rire est le propre de l’homme ».
Le prologue a une dimension métatextuelle (texte qui parle de lui-même) et descriptive dans le sens où il prépare la lecture et précise le projet d’écriture rabelaisienne.
Axe de lecture : Dans quelle mesure ce texte établit-il un pacte de lecture éclairant la lecture de l’œuvre ?
L'auteur s'adresse directement à son lecteur en établissant un semblant de discours, par la répétition du pronom déictique « vous » (relatif à la situation d’énonciation), il ancre le prologue dans une adresse directe, précédant l’entrée en lecture.
La communication lui permet de dresser le portrait de son lectorat idéal d’où l’utilisation d’un pluriel généralisant le type même auquel l’auteur s’attend : des bons vivants « bachiques » (relatif au dieu Bacchus, ou Dionysos, dieu du vin de l’ivresse) comme le sous-entendent les noms « buveurs-vérolés » mentionnant l’amour du vin et du sexe (la vérole est une maladie sexuellement transmissible). Ces noms sont mis en valeur par des tournures superlatives insistant sur une valeur morale en apparence contradictoire « très illustres-très précieux ».
• Il y a exclusion de tout autre type de lecteur
Tout autre type de lecteur est exclu comme le montre la tournure présentative et exclusive « c’est à vous et personne d’autre que… ». La même restriction est visible sur l’inscription de la porte de l’abbaye de Thélème qui précise qui est exclu avant de mentionner qui y est autorisé (page 359 : « Ci n’entrez pas, hypocrites, bigots, Vieux matagots, souffreteux bien enflés (… ) Filez ailleurs vendre vos erreurs.»).
- La référence culturelle au texte platonicien permet la présentation d’un thème fondamental pour Rabelais, sous le couvert du titre présentant un lien intertextuel thématique (« Le Banquet ») qui rejoint l’esprit festif et convivial du roman.
- De manière implicite, se manifeste une attente d’un lectorat humaniste qui connaît les textes antiques, un lectorat qui est capable de tisser le lien avec l’allusion au texte de Platon, (le sujet semble en apparence sans lien avec l’esthétique rabelaisienne puisqu’il traite de rhétorique et d’amour) ; et surtout de comprendre les énigmes relatives au discours d’Alcibiade.
- Retardement de la résolution de l’énigme sur les Silènes avec l’expression d’une opposition (mise en valeur par l’adversatif en début de phrase « Mais ») entre le contenant et le contenu.
Le contenant est fantaisiste et insignifiant (insistance sur la petite taille « petites » ; la frivolité « amusantes-frivoles-inciter à rire » ; l’imaginaire décousu hésitant entre la mythologie « harpies-satyres » et la pure fantaisie « lièvres cornus-boucs volants…arbitrairement inventées »)
Le contenu est sérieux et précieux (le sérieux du langage apothicaire ou vocabulaire médical « baume-ambre-amome-zivette… » et le lexique de la préciosité « précieuses-de grande valeur »).
- Retardement de la résolution de l’énigme en opposant de la même manière le physique de Socrate et son esprit.
Le physique est à l’apogée de la laideur (insistance avec un jugement très dépréciatif : il ne vaut « pas une pelure d’oignon-laid de corps-ridicule en son maintien » ; un effet burlesque (comique de farce) d’accentuation avec la métaphore animale « le regard d’un taureau »)
L’apparence est en parfaite contradiction avec l’expression « prince des philosophes » puisqu’il a « l’allure d’un fol ». La folie dont est taxé Socrate se résume à une inadaptation avec la société : « ingénu dans ses mœurs » surenchéri par « inapte à tous les offices de la vie publique ».
L’esprit est en opposition avec l’apparence, comme l’introduit la conjonction adversative « mais » suivie de comparatives mélioratives et de superlatifs d’où le vocabulaire du sacré et de l’indicible « céleste et inappréciable ». L’auteur accumule les qualités de cœur, comme juxtaposées à l’infini « intelligence-courage-sobriété-sérénité-fermeté-détachement » qui caractérisent toutes la sagesse du philosophe ; qualités qualifiées par des adjectifs dévoilant l’aspect prodigieux et miraculeux « plus qu’humaine-prodigieuse-sans égale-incontestable-parfaite-incroyable »).
L’exemplarité de Socrate est mise en valeur par le « détachement » du philosophe vis-à-vis de tous les autres hommes, regroupés dans un pluriel généralisant et un présent de vérité générale qui les unit dans une suractivité sous-tendue dans la liste de verbes d’action à l’infinitif et juxtaposés (« veiller-courir-travailler-naviguer-guerroyer »).
• L’énigme du prologue qui parle de lui-même dans un métalangage énigmatique, telle une digression qui tourne à vide : il invite à la réflexion sur son enjeu même en posant une interrogation au lecteur portant sur le but « A quoi veut aboutir…ce prélude ? ».
- Réflexion sur l'utilité du titre du livre qui ne reflète pas le contenu : les éléments frivoles (« La dignité des Braguettes, Des Pois au lard assaisonnés d’un commentaire ») contenus dans les titres ont pour conséquence une approche trop légère, ce dont attestent les adverbes « trop facilement-habituellement », d’où le vocabulaire du rire omniprésent (« moqueries-pitreries-menteries-dérision-plaisanterie-désinvolture »).
- Le livre devient Silène et l'énigme par étapes successives est résolue : le titre trompe sur un contenu qui mérite un « examen plus approfondi ».
En utilisant un proverbe populaire qui ne manque pas de faire une allusion biographique à son abandon de l’habit de moine (« L’habit ne fait pas le moine »), l’auteur instaure un pacte de lecture qui invite à la méfiance d'une apparence de légèreté trompeuse.
L’auteur exprime un conseil et avis de manière autoritaire (« il faut » à deux reprises est suivi de futurs qui programment la manière de lire) à une lecture attentive « soigneusement peser » qui dépasse le sens littéral « de bien autre valeur-interpréter dans le sens transcendant ».
• Le thème de l’attention assidue
Ce thème est mis en valeur par l’emploi de trois verbes statiques de préservation protectrice « guetter-garder-tenir » complétés par des compléments de manière en crescendo, allant de l’attention (« sollicitude-soin-précautions ») à la passion (« ferveur-passion »). Les verbes connotent une action progressant crescendo dans l’intensité et dans la pénétration (« entamer-briser-sucer »). L’effort est mis en valeur par une série d’intensifs « avec quelle… ».
• L’objectif illustre d’une telle quête est mis en valeur
- par effet de contraste entre une réponse dévalorisante aux questions de but « rien de plus qu’à un peu de moelle » et sa revalorisation immédiate « il est vrai que ».
- par une comparaison de supériorité entre « le peu de » et le « beaucoup de » qui revalorise au plus haut point l’aliment même réduit métonymiquement par le partitif « peu de ».
- par les références scientifiques qui attestent de sa valeur suprême « un aliment élaboré jusqu’à sa perfection naturelle », en utilisant l’argument d’autorité théorique même imaginaire.
• L’inversion de la métaphore permet de décrire le lecteur idéal
Cette description est possible grâce à l’image de la chasse symbolisant une quête sage de la connaissance (« poursuite-attaque-sentir ») et au lexique de l’analyse textuelle (« lecture attentive-réflexion assidue-comprendre ces symboles pythagoriques »). Les perceptions du chien sont à interpréter comme un processus de déchiffrement intellectuel, comme dans une lecture interprétative et initiatique.
• L’effet d’annonce de la lecture
- une lecture dont le projet semble initiatique même si l'auteur prend des précautions en exprimant une notion de potentiel ou de non réalisation éventuelle: « avec le ferme espoir de devenir avisés et vertueux grâce à cette lecture »
- une lecture allégorique (expression d’une idée au moyen d’une image symbolique) et profonde sous-entendue par les symboles pythagoriciens considérés comme une science initiatique ; la « philosophie cachée » ; le champ lexical du mystère « arcanes-mystères ».
- une lecture dont les thèmes sont annoncés et contradictoirement ancrés dans la réalité d’une époque « notre religion-la situation politique et la gestion des affaires ».
Une lecture allégorique qui dépasse les intentions de celui qui écrit est en effet dénoncée.
Il utilise la métaphore du « rafistolage », du pillage, du pique-assiette pour dénoncer une interprétation qui ne se contient pas dans une analyse du texte original mais ajoute des idées et images. Il en donne pour exemple les interprétations préchrétiennes de fables païennes que sont Les Métamorphoses d’Ovide. Il y a manifestement une critique de la lecture occulte du haut sens des Ecritures dans lesquelles étaient recherchées maints mystères théologiques…
• Il place ses écrits sous influence bachique
le thème du « boire » s’éloigne des interprétations allégoriques en introduisant à nouveau le thème léger de la fête. L’acte d’écrire est simultané à celui de « boire et manger », donc éloigné de toute notion d’une étude laborieuse.
- L’opposition entre le vin et l’huile permet d’opposer en réalité l’écriture légère (celle de Rabelais, Horace, Homère et Ennius) et celle synonyme de peine parce que laborieuse à la lumière de la lampe à huile (celle de Démosthène, un rhéteur réputé pour le soin et la perfection de son éloquence).
- L’exaltation de l’inspiration bachique se lit dans le champ lexical de la joie « friand-riant-bon vivant-joyeux compagnon ». L’inspiration semble alors déclenchée par l’enthousiasme de l’ivresse.
L’éloge du vin se prolonge dans son effet spirituel puisque le vocabulaire passe de la joie à la ferveur, comme s’il permettait une élévation des plaisirs du corps à celui de l’âme (de « friand » à « riant » à « priant »).
Le prologue est considéré comme un pacte de lecture essentiel, qui unit le lecteur à l’auteur et qui prépare à une lecture gaie et profonde, à la fois. Il dévoile finalement la problématique que sous-tend toute l’écriture rabelaisienne.
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