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Gargantua : Chapitre 57, le mode de vie des Thélémites, pages 375-377

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Objectifs :
Découvrir une utopie, ses limites et sa valeur symbolique comme manifeste de la pensée humaniste.
Les citations et pages font référence à l’édition : François Rabelais, Gargantua, texte original et translation en français moderne par Guy Demerson, Edition Seuil, Collection Points.

Gargantua fait suite au premier récit de Rabelais : Pantagruel alors que ce dernier est le fils de Gargantua. Il relate l’enfance du géant, de sa naissance à son accomplissement intellectuel, moral et guerrier.

Situation et présentation de l'extrait : cet extrait se situe à la fin du roman, après les guerres picrocholines, déclenchées par la fureur passionnée du roi Picrochole et brillamment remportées par les troupes de Gargantua. Le géant récompense les siens et offre à Frère Jean des Entommeures, une abbaye appelée Thélème dont l’architecture proche du château de Chambord est tout aussi remarquable que le principe qui la régit : « Fais ce que voudras ».

Axe de lecture : de l’abbaye utopique à la définition d’un idéal humaniste.
1. Une utopie, une anti-abbaye
Doc. 1. La fontaine de l'abbaye de Thélème,
illustration de Jules Garnier 1897

Une anti-règle 

La philosophie libertaire pose d’emblée le lieu comme une anti-abbaye, puisque le premier vœu dans un monastère est l’abdication totale de la volonté propre. Or, thelema  en grec signifie « libre-arbitre ».

- L’absence de règle régit toute la communauté et ce dans la durée, comme l’indique l’adjectif indéfini désignant la totalité « Toute leur vie » suivie d’un imparfait d’habitude. Le verbe « régir » implique cependant l’obligation de liberté, et constitue en soi une règle ou anti-règle.

- Le refus des lois
qui correspond à la réalité sociale et monacale est mentionné dans une tournure négative, en trois temps, exploitant largement le champ lexical de la norme sociale. L’aspect redondant des synonymes (« des lois, des statuts ou des règles ») accentue sur la volonté de marginaliser le fonctionnement de l’abbaye. Il y a une très nette opposition (soulignée par un procédé propre à Rabelais : dire ce qui n’est pas avant ce qui est, en opposant avec la conjonction adversative « mais ») :

Entre l’absence de détermination des lois généralisées dans un pluriel (déterminant indéfini « des » au pluriel = effet de généralisation et d’imprécision)

Et la philosophie libertaire précisée au singulier par un possessif qui accentue la notion d’indépendance et de singularité (« leur volonté et leur libre-arbitre » = mots de sens proche insistant sur l’idée d’entière liberté).

- La liberté correspond à l’écoute primitive des besoins du corps, privilégiant les activités physiques, dans l’objectif du corps « sain ».

Le repos est soumis à l’estimation individuelle et instinctive (« quand bon leur semblait…quand le désir leur en venait » = simplicité primitive sans la complication de la rigueur ascétique des monastères se soumettant aux règles des messes…)

Le bon-vivant pantagruélique est mentionné par des verbes à l’imparfait d’habitude (« buvaient ; mangeaient »), ce qui instaure un semblant de règlement ou d’anti-règlement auquel il y a néanmoins soumission.

Le travail s’intègre naturellement dans un art de vivre libre et joyeux, sous le thème du banquet mais sans précision autre que celle d’une activité complémentaire du repos et du repas, dans l’objectif implicite de « l’esprit sain ».

L’absence d’autorité et de rigueur
(ce qui va à l’encontre des principes hiérarchiques de la religion catholique) est mise en valeur par les structures négatives parallèles « nul ne… nul ne… ni.. ni » qui instaurent comme anti-règle, celle de ne pas en avoir. En utilisant des indéfinis et en restant dans l’imprécision complète (« à faire quoi que ce soit »), Rabelais impose une philosophie libertaire totale, sans aucune restriction qui relève davantage de l’utopie invraisemblable ou symbolique.

La liberté se trouve définie dans un précepte
qui vaut règle de conduite unique et univoque : « fais ce que voudras ». Il s’agit d’une citation détournée de Augustin Hippone (« Aime Dieu et fais ce que voudras »). L’évacuation de Dieu dans le précepte montre que la règle n’est soumise à aucune autorité ni force supérieure mais elle s’avère de manière paradoxale, une formulation autoritaire puisque à l’impératif.

L’utopie de la morale libertaire 
Lorsque la nature des hommes est bonne, ils ne sauraient être mauvais naturellement et sont poussés vers le bien. La philosophie de Rabelais relève d’une utopie, d’un idéal dont les limites se dévoilent d’elles-mêmes.

- S’affranchir des règles et lois : la liberté permet l’expression d’une forme naturelle de vertu (« ont naturellement un instinct ») qui demeure intuitive sans intervention de la raison comme en attestent les tournures passives : « qui les pousse à agir… qui les éloigne du vice ». L’homme est tributaire de son libre-arbitre.

- Appartenir à une élite aristocratique, considérée comme ce qu’il y a de meilleur : la noblesse et l’éducation ont un rôle prépondérant. Les groupes adjectivaux toujours mis en valeur par un rythme ternaire (« bien nés, bien éduqués, vivant en bonne société ») mettent l’accent sur l’accompagnement et l’environnement élististe, la qualité de l’intégration sociale.

À la fin du roman et avec une valeur conclusive, la description de l’abbaye reprend la critique d’une éducation archaïque et propose de nouvelles valeurs expérimentées par Gargantua, dont un système aboutit à son abrutissement, l’autre à son accomplissement. La liberté sous entend la nécessité d’un environnement social sain et d’une intégration dans une société définie par une même éducation.

Argumentation en défaveur d’un règlement autoritaire
Rabelais place sous le signe du mal, la sujétion à des règles comme en témoigne le champ lexical de l’esclavage (« sujétion-asservit-contraignante-joug de servitude ». Il utilise une forte antithèse entre l’esclavage imposé par un règlement et la liberté naturelle, colorés de conséquences morales tout aussi opposées :

- l’avilissement (« vile-abaisse-asservis ») et la vertu (« noble sentiment-vertu »).

- la liberté naturelle («incliner librement vers… (le bien) ») et la corruption conséquemment à la contrainte (« détournent ce noble sentiment » vers le mal…) puisque par nature l’homme désire ce qui lui est interdit. (Vérité générale avec une tournure présentative exclusive au présent gnomique : « c’est toujours ce qui … c’est ce qu’on nous refuse que… »). L’argument est autoritaire en ce qu’il stigmatise le comportement de l’homme dans un pluriel indéfini, généralisant sur la condition humaine (« on…nous »).
2. L'idéal humaniste
Il consiste alors à écouter les besoins du corps, la satisfaction de l’être, oublier les règles morales religieuses habituellement admises dans une abbaye comme le jeûne, l’abstinence, le vœu d’ignorance, la claustration…

La quête d'une unité 
Les thélémites constituent une entité homogène, regroupés dans un pronom pluriel « tous ; ils ; eux ».
Il y a recoupement de la volonté « l’un ou l’une ; on » dans une imitation collective consentie, d’où le passage du singulier au pluriel, d’où le glissement de l’impératif « buvons-jouons-allons » à la réalisation immédiate au pluriel « buvaient-jouaient-allaient ». Il se produit comme une émulation entre l’individu et le reste de la société, dans un esprit de groupe. L’harmonie est totale, mais soumise à l’acceptation d’appartenir à un groupe, donc oublieuse d'une identité propre.

Le fantasme d'une société élististe
- Une élite sociale : dont le raffinement est évoqué avec l’exemple de la chasse : les adjectifs et adverbes insistent sur l’’esthétique (« belles haquenées-fier palefroi-leur poing joliment ganté ») et la complémentarité des sexes (« les dames montées-les hommes portaient »).

- Une élite intellectuelle : la culture humaniste tend vers l’exhaustivité des savoirs (l'accumulation d’infinitifs sous-entend l’érudition parfaite) avec la pluralité des langues (thème cher aux humanistes que celui de la découverte des langues anciennes favorisant une lecture critique des Ecritures) ; le talent artistique et guerrier...

L’utopie se lit dans les tournures hyperboliques : « jamais on ne vit… » surenchéries par des intensifs « si… si… si… »

Pour les hommes : les qualités de cœur (« preux-noble ») correspondent à un idéal chevaleresque de la littérature courtoise ; les qualités physiques (« vigoureux-vifs ») mentionnent la puissance musculaire en contradiction avec l’apathie (absence d'énergie) et la fainéantise dont les moines sont taxés ; les qualités de guerrier (« maniant si bien toutes les armes ») obéissent à un idéal de chevalier célestiel ou de moine investi dans la réalité, tel Frère Jean des Entommeures.

Pour les femmes : la beauté idéale (« élégantes-mignonnes ») est prédominante relativement à une intelligence ironiquement suggérée (« moins ennuyeuses ») ou encore l’habileté aux occupations féminines de couture.

La mixité et l’union du couple 
Le mariage est possible et permet la perpétuation de ces valeurs. Il y a donc implicitement critique du vœu monacal puisqu’il est possible d’envisager l’abandon de l’abbaye et le mariage.

- La liberté d’un choix réciproque et sans contrainte reproduit la philosophie libertaire : « Lui emmenait avec lui, une des dames, celle qui l’avait choisi ».

- L’engagement inconditionnel est maintenu puisqu’il promet fidélité comme « chevalier servant » et homme-lige, ce qui sous-entend un total dévouement, d’où l’abolition des termes : des « premiers temps de leurs noces » jusqu’ à « la fin de leurs jours » (les possessifs pluriels englobent le couple dans une unité indéfectible). Il y a prolongement d’une harmonie totale.
L'essentiel
Achever le récit sur une abbaye et utopie, permet à Rabelais de revenir sur son idéal humaniste, idéal dont il sait les limites puisqu’il ne sera plus jamais question de cette abbaye dans les ouvrages suivants. En revanche, c’est vers cet idéal de perfection que tend sa pensée humaniste, égratignant au passage la rigueur formaliste de l’église, et renouvelant sa confiance optimiste en l’homme.

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