Fin de partie : L'absurde, le comique contre le tragique
- Fiche de cours
- Quiz et exercices
- Vidéos et podcasts
- Amener les élèves à saisir les enjeux du théâtre de l’absurde en saisissant les objectifs discursifs du comique et du tragique.
- Se préparer à la dissertation sur l’œuvre au programme.
Le théâtre du XXe siècle se caractérise par une liberté de ton, de registre qui rompt définitivement avec la séparation des genres comique-tragique-épique bien distincts dans la théorie aristotélicienne.
Ainsi le prosaïque (= le vulgaire, le banal) côtoie le poétique, le comique frôle le tragique : la notion de genre est remise en cause et les registres se mêlent créant une tension inédite. Pour le lecteur-spectateur, une réaction critique passe par des sentiments contraires, du rire à la sensation de l’Absurde. Beckett définit son théâtre comme dévoilant : « en face, le pire, jusqu’à ce qu’il fasse rire. »
Alors, comment définir l’œuvre de Beckett et plus précisément Fin de Partie ? S’agit-il d’une pièce comique dont le rire cynique, à froid, provient des mêmes stimuli mécaniques, « plaqué(s) sur du vivant » (Bergson) ? Pourtant, « Le comique étant l'intuition de l'absurde », ne semble-t-il pas « plus désespérant que le tragique » (Ionesco) ?
Problématique :
L’Absurde : quand le comique rejoint le tragique, quand le registre comique fonde le théâtre de la cruauté…
Le langage ne suffisant plus à signifier vraiment, la gestuelle et les objets prennent une place primordiale et participent d’un univers burlesque : la pantomime clownesque, l’objet sur le décor nu est porteur de sens, d’où l’effet comique né d’un décalage. Charles Berling dit de Beckett : « c’est un auteur qui a réussi à briser et reformuler tous les codes du théâtre. Quand on lit ses textes de théâtre, on est dans une écriture inattendue, singulière. Beckett est dans le langage du corps. La pantomime n’est pas loin. Le clownesque également. Ce sont ces dimensions qui me bouleversent, m’émeuvent et me font rire. »
Exemple : Clov est remarqué d’emblée par sa gesticulation parfaitement mesurée, celle d’une marionnette de music hall, boitillant, celle d’un pantin désarticulé prisonnier de ses tics quotidiens. Le lecteur-spectateur est tenu en haleine et donne toute son attention aux allées et venues du personnage, aux objets tenus et reposés, aux mouvements parallèles et au « rire bref ». Le langage des gestes provoque le rire : « du mécanique plaqué sur du vivant, écrirait Bergson. Ce qu'il y a de risible dans ce cas, c'est une certaine raideur de mécanique là où l'on voudrait trouver la souplesse attentive et la vivante flexibilité d'une personne ».
• Risibilité
La risibilité de ces pantins de l’humanité suscite le rire dans la salle. Ainsi la relation entre les personnages et les objets est drolatique (= plaisant, récréatif). Le personnage est suspendu à l’objet, élément indispensable à l’existence du personnage. S’attacher à ce point à son mouchoir (masque de son identité), ses lunettes noires inutiles (masque de son infirmité), son chien en peluche (reflet de son identité infirme et illusoire) est une façon de se donner consistance. Il y a régression du personnage dans un comportement enfantin, en demande de l’objet qui le rassure, l’aide à exister dans son individualité.
Exemple : Hamm réclame son chien en peluche : son attachement à son double en jouet est risible. Le chien est atrophié, cassé, et il ne tient pas debout. Il sert à Ham devenu grotesque et pathétique : l’infirme veut croire que le chien qui ne tient pas debout lui implore un os… « Il me regarde ? Interroge Hamm, laisse-le comme ça en train de m'implorer. » Il servira d’arme à Clov pour exprimer sa colère agacée. L’absurdité des comportements, la démesure des gestes et le besoin puéril de s’attacher à un objet garant de sa propre existence participe de l’humour sombre beckettien.
Le rire est comme un remède pour supporter le silence. Nagg cherche à provoquer le rire pour « dérider » sa femme. Alors, le langage dérape : des allusions bouffonnes à la frénésie des mots. Des sursauts scatologiques ou grivois ne manquent pas de déchaîner le rire. Les ruptures de ton participent du dynamisme de la pièce et de sa force comique.
Exemple : L’épisode sur les puces (p. 50-51) est remarquable en ce sens. Les réactions excessives des personnages en présence d’une puce font rire : le bouleversement démesuré de Hamm qui passe du discours soutenu aux propos familiers, le vocabulaire fanatique (« Mets lui en plein la lampe »), l’utilisation d’un insecticide vidé dans le pantalon, le décalage entre une puce et l’énormité des réactions, l’exclamation « la vache » en référence à une « puce »…
De plus, s’ajoute une dimension grivoise avec le défaut de prononciation du mot « coite » en « coïte » qui suscite en conséquence la réplique de Hamm : « Si elle se tenait coïte, nous serions baisés. » La blague érotique associée à l’endroit où se situe la puce affole les personnages paniqués à l’idée d’un soubresaut de vie, plus encore d’un rapport sexuel, déclencheur de vie… D’où les séries d’insultes du fils à l’égard de son père sans cesse appelé « salopard » (p. 69) ou « maudit fornicateur »…
De même, nombre de formules et clichés sont pervertis pour rire : le rire du langage, le rire de l’absurdité de la vie… Beckett puise dans la dimension ludique du langage… « Léchez-vous les uns les autres », invite Hamm !
• Des erreurs de langage pour rire
Si les allusions bouffonnes et horribles font rire, le langage désarticulé et vide de sens avec prolifération de sonorités suscitent le rire de la salle. La parole est défaillante, dans le sens où elle ne signifie plus vraiment : les paroles deviennent parfois mélodies creuses (paroles musicales de Nagg et Nell, sans réelle importance) ; les personnages posent des questions et n’attentent pas de réponse ; les réponses sont décalées avec les questions… Le décalage crée distance et rire.
Exemple : Les contrariétés du langage chez Beckett affluent : des suites de répliques sans logique, des désaccords entre les mots et les gestes, des personnages qui disent puis nient immédiatement ce qu’ils viennent de formuler, du « noir clair » ! Ainsi, Clov affirme « Alors je vous quitterai » puis « Alors je ne vous quitterai pas » dans deux répliques qui se suivent…
Pourtant, le rire chez Beckett est amer : il renvoie à l’absurdité de la condition humaine.
Transition : Les deux tonalités comique et tragique engendrent une certaine tension dramatique. Ces deux moyens opposés disent la réalité que traduit Nell : « Rien n’est plus drôle que le malheur (…). Si, si c’est la chose la plus comique au monde. Et nous en rions, nous en rions, de bon cœur, les premiers temps. » Le comique et le tragique sont-ils donc indissociables puisque porteurs d’une même réalité ?
Le comique et le tragique se mêlent, s’impliquent et s’intensifient : le comique est lié au tragique comme le tragique accentue le comique. Le rire est greffé sur la souffrance mais il détend le tragique pour éviter le pathos mélancolique. L’humour permet de théâtraliser la condition absurde de l’homme : il est une lutte contre certaines réalités de la vie, telles la mort, la maladie, la dégénérescence… Il s’agit d’un défi à l’absurdité de notre réalité.
Exemple : La mort de Nell est une des scènes les plus pathétiques, or tout le pathos est détruit par une incongruité qui annule l’émotion et la communication de l’affect entre scène et salle. L’intérêt du spectateur se porte sur la référence implicite à Descartes « Il pleure. (…) Donc il vit » et non l’état de souffrance du veuf. Par le regard neutre de Hamm qui découvre la mort de sa mère dans l’impassibilité la plus improbable, par la déformation humoristique du cogito, cette tragédie se transforme en comédie dérisoire qui devient un moyen de supporter l’horreur.
• Le comique sert le tragique
Le rire permet de ne pas tomber dans le pathétique. Ce théâtre n’est pas pour autant un théâtre léger. Le fait de privilégier l’humour ne l’empêche pas d’être sérieux. Face à l'absurdité de leur situation, les personnages de Beckett sont des marionnettes qui s’agitent autour de l'attente de la fin du jeu : la mort.
Exemple : L’obscurité de la scène est adoucie par le rire : le comique rend l’atrocité supportable. Ainsi, les personnages sont exemple du temps en cours de putréfaction, agonisant sur scène. Le drame du personnage beckettien est d’être constamment en lutte avec sa destinée. Hamm cherche à mesure le temps qui s’écoule en rythmant son quotidien par un ballet dérisoire. Pourtant, il demeure dans l’incertitude temporelle, l’insolite. L’humour vient au secours de l’ « innommable ».
Le rire naît du malheur, d’un décalage avec l’espoir et le désir d’en finir. « Rien n’est plus drôle que le malheur » lance Nell. Le rire tire sa force de la gravité de la situation. Nell a failli mourir noyée à cause d’un fou rire : lorsqu’elle évoque le naufrage c’est avec une nostalgie, la quête indicible du fond « Si blanc. Si net »…
Exemple : Nagg raconte une histoire dans l’intention de « dérider » Nell qui reste impassible. Son rire piteux « forcé et aigu » (p. 36) n’est que le masque des larmes face à la misère de son existence. Nagg utilise son rire comme un instrument, le « lance », le « coupe » à souhait. Il n’a rien de spontané. En réduisant les personnages à des gestuelles incongrues, des rires mécaniques, des silences pesants, Beckett mine l’homme : il le montre dans un univers de divagation langagière, dans une pantomime bouffonne. Le rire sert alors à la représentation du malheur. Le comique de situation ou de geste, les thèmes légers ou grivois deviennent tragiques : il y a confusion et circularité entre les deux registres.
• Le comique de la cruauté : rire monstrueux
Ce genre de confusion entre rire honteux du spectateur face à lui-même, rire de gêne sous la pesanteur du pathétique et conscience du drame vécu fonde le théâtre de la cruauté dont parle Artaud. Le rire devient alors cruauté dans le sens où il renvoie à l’absurdité de notre condition, et à la pesanteur de la vie. Le théâtre invite à la conscience de la condition humaine dans toute la crudité du rire.
Ainsi Berling disait au sujet de Beckett en mettant en scène Fin de partie : « Il a un regard de poète absolu, une incroyable lucidité sur la condition humaine, la violence qui régit les rapports humains. Fin de partie est une pièce (…) qui associe si bien la violence absolue, la tragédie humaine à la fantaisie, au rire, au loufoque. J’ai le sentiment que ni l’auteur, ni les personnages ne se prennent au sérieux, il y a une forme de distance par rapport au drame de la vie que je trouve absolument réjouissante. »
Exemple : Dans Fin de Partie, on n'attend plus rien et c'est pourquoi on étouffe devant l’agonie des personnages larvaires. Hamm dit « Toute la maison pue le cadavre. » Ce à quoi Clov répond : « Tout l'univers » (p. 65). L’attente est cruauté pesante. Les personnages ne sont que tourment, supplice. Le cynisme est à l’œuvre : le rire devient plus désespérant que le tragique.
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