Faut-il être seul pour être soi-même ?
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Il n’est en outre pas évident d’admettre que les relations avec les autres nous éloignent de nous-mêmes ; on pourrait au contraire affirmer qu’ils nous permettent de savoir qui nous sommes. Pour se connaître soi-même, nous avons besoin des autres. Nous avons besoin d’échanger des idées et des points de vue, d’établir un dialogue. Un monde sans autres serait appauvri, voire impossible. Nous ne pouvons demeurer toujours seul avec nous-même, nous contenter d’un dialogue de soi avec soi.
Se demander s’il faut être seul pour être soi-même, c’est s’interroger, en fait, sur le rapport entre la solitude et l’authenticité de l’individu.
Rousseau fuit ces « autres » qui, selon ses propres termes, l’ont « plongé dans la misère ». Il rejette le « tourbillon du monde » (il parle aussi de « torrent du monde »), pour lequel il ne se sent pas fait. Il comprend qu’il faut « cesser de chercher parmi les hommes le bonheur » qu’il « sent ne pouvoir y trouver ». (Les rêveries du promeneur solitaire, Troisième promenade). Il lui faut se « délivrer de tous ces leurres, de toutes ces vaines espérances », qui font partie de la vie avec les autres.
Renoncer au paraître passe par un changement d’aspect : « (…) plus d’épée, plus de montre, plus de bas blancs, de dorure, de coiffure, une perruque toute simple, un bon gros habit de drap ». Pour accéder à lui-même, pour définitivement se soustraire au jugement des autres, Rousseau accomplit une révolution personnelle. Il entreprend de renoncer au monde, au « tumulte de la société » et de s’accomplir dans une solitude absolue, solitude pour laquelle il se sent fait.
On trouve, par ailleurs, dans les Essais (I, 20) de Montaigne (1533-1592) une analyse semblable : « Le but de notre carrière, c’est la mort, c’est l’objet nécessaire de notre visée : si elle nous effraie, comment est-il possible d’aller un pas en avant, sans fièvre ? Le remède du vulgaire, c’est de n’y penser pas ».
Chacun à leur manière, Pascal, Montaigne ou Rousseau ont montré en quoi la solitude était nécessaire à l’homme pour se comprendre et savoir qui il est : pour atteindre le fond des choses, ou encore ce que nous avons pu nommer l’« authenticité » de soi-même, il est nécessaire de s’isoler.
Sartre estime en effet que lorsque nous essayons de nous connaître, nous utilisons nécessairement les jugements d’autrui ; le regard des autres est indispensable à la connaissance de nous-même. Cela ne veut pas dire que les autres nous connaissent mieux que moi-même. Mais si nos rapports avec les autres ne sont pas bons, alors, en effet, le regard qu’ils portent sur nous devient insoutenable.
La honte naît avec l’apparition d’autrui qui me voit, si je commets un geste déplacé. En me regardant regarder par la trou de la serrure, autrui me fige en tant qu’être jaloux, en un sens, il fige mon identité, mon être dont je me trouve dessaisi. J’accède ainsi à une conscience de mon existence (celle que l’autre a de moi) différente de la conscience que j’en ai pour moi-même. Je suis contraint d’assumer cette existence nouvelle, celle que l’autre construit par son regard. Je suis obligé de reconnaître que je suis bien l’auteur d’un geste qui est dégradant pour moi. Je suis alors tel qu’autrui me voit. Autrui m’arrache à l’existence en tant qu’elle se réduirait à une pure intériorité. Je suis contraint de sortir de moi-même, et d’exister dans le monde. Pour Sartre, c’est finalement autrui qui me constitue tel que je suis en réalité. Le sentiment de honte m’arrache à moi-même.
De l’analyse que fait Sartre de la honte, nous retenons finalement que, d’une manière qui peut sembler paradoxale, nous avons à être ce que nous ne sommes pas, c’est-à-dire à être tel qu’autrui nous voit. Être authentique, c’est donc sortir de l’identité de soi à soi, c’est faire nôtre la différence qu’il introduit, par son regard, entre moi et moi-même.
La conscience de soi s’élabore parallèlement à la conscience que j’ai de l’autre, et la conscience que l’autre a de moi. Nous ne vivons jamais tout à fait sans les autres. Ne serait-ce que dans les premières années de sa vie, le nourrisson, puis le petit enfant doit sa survie à ceux qui prennent soin de lui et l’éduquent. Il acquiert notamment le langage, qui lui permet de communiquer avec les autres. Il ne pourrait pas se développer sans la présence des autres. L’anachorète ou l’ermite a lui aussi bénéficié d’une éducation, et partagé un monde avec d’autres avant de faire le choix de s’y soustraire. Et même s’il nous arrive d’être seul, parce que nous l’avons choisi ou parce que les circonstances nous y contraignent, les autres ne disparaissent pas pour autant de notre pensée, même s’ils ne sont pas physiquement présents.
Hannah Arendt, philosophe américaine d’origine allemande (1906-1975), ayant étudié l’œuvre d’Aristote, insiste sur ce point, prolongeant sa pensée : « (…) le monde n'est pas humain pour avoir été fait par des hommes, et il ne devient pas humain parce que la voix humaine y résonne, mais seulement lorsqu'il est devenu objet de dialogue. Quelque intensément que les choses du monde nous affectent, quelque profondément qu'elles puissent nous émouvoir et nous stimuler, elles ne deviennent humaines pour nous qu'au moment où nous pouvons en débattre avec nos semblables. Tout ce qui ne peut devenir objet de dialogue peut bien être sublime, horrible ou mystérieux, voire trouver voix humaine à travers laquelle résonner dans le monde, mais ce n'est pas vraiment humain. Nous humanisons ce qui se passe dans le monde en nous en en parlant, et, dans ce parler, nous apprenons à être humains » (Vies politiques, 1974 pour la traduction française).
Cela ne signifie pas que nous devrions être seul pour être nous-même. La solitude, finalement, a un sens parce que les autres existent. Un monde commun nous est donné, que nous partageons avec les autres. S’il s’effaçait, nous aurions à le reconstruire. Certains philosophes ou sociologues considèrent aujourd’hui, constatant l’avènement de l’« ère de l’individu », que ce monde commun, bâti sur des valeurs partagées par tous, risque de disparaître. Tout dépend donc de la signification que l’on donne au terme de « solitude » : indispensable à la réflexion et à la méditation, elle ne saurait consister, sous prétexte d’authenticité, en une culture du « soi » qui se fasse indépendamment d’une culture des autres.
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