Du Prince à l'homme politique moderne : l'honnêteté est-elle une vertu politique ?
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Analyser le rapport entre l’exercice politique du pouvoir et la parole sincère.
- Pour Machiavel, si un prince veut garder le pouvoir, il sera nécessairement obligé d'agir contre la morale.
- Selon Kant, il est possible d'appliquer une politique guidée par la morale (politique morale), mais une morale propre à la politique (morale politique) parait illusoire, car les règles de la politique bafoue régulièrement la morale.
- Max Weber distingue l'éthique de la conviction (refuser tout compromis qui obligerait à renier ses convictions profondes) et l'éthique de la responsabilité (prendre en compte les faiblesses humaines et accepter la responsabilité de l'échec).
Alors que nous n’avons sans doute jamais été autant informés sur les paroles et les actes de nos gouvernants, c’est un lieu commun de juger que les responsables politiques mentent sans cesse. Ces responsables essaient souvent de se démarquer les uns des autres en prétendant être, eux, porteurs d’une parole de vérité : « tous des menteurs, sauf moi ». Mais, dans une démocratie, un candidat réellement honnête aurait-il la moindre chance d’être élu ? Quand bien même serait-il élu, serait-il compétent ?
Au Moyen Âge, l’image du chef parfait est celle d’un homme intègre et pieux, dont les qualités morales et religieuses (les vertus) en font un modèle pour tous. Toutefois, dans un monde violent, cruel et injuste, peut-on espérer conserver le pouvoir sans mensonges ni crimes ? Machiavel, un homme politique florentin de la Renaissance, scandalise à son époque en écrivant que si un prince doit veiller à paraitre honnête, humain et pieux, il « doit comprendre qu’il ne peut pratiquer toutes ces vertus qui rendent les hommes dignes de louanges, puisqu’il lui faut souvent, s’il veut garder le pouvoir, agir contre la foi, contre la charité, contre l’humanité, contre la religion ».
Mais il ne faudrait pas en conclure qu’un prince capable d’être méchant fasse nécessairement un mauvais prince. Selon Machiavel, c’est justement en utilisant sans aucun scrupule des moyens immoraux qu’un César Borgia rétablit l’ordre et la paix publique dans une province, la Romagne, qu’il vient de conquérir. Voyant que cette province était infestée de bandits et de criminels, Borgia ordonne à l’un de ses lieutenants, Rémy d’Orque, « homme cruel et expéditif », de la pacifier. Et une fois que celui-ci y est parvenu, en terrorisant indifféremment innocents et criminels, Borgia le fait exécuter publiquement pour se gagner les faveurs des populations en accusant son lieutenant de cruauté excessive. La vertu du prince, aux yeux de Machiavel, n’est donc plus morale : c’est la force et l’habileté qui permettent de prendre les décisions efficaces au moment opportun.
Peut-on séparer aussi radicalement les vertus de la vie privée du simple citoyen de la vertu de l’homme d’État ?
L’impératif de la politique, d’après Kant, serait : « soyez prudents, comme des serpents ». Et la morale ajouterait une clause, elle aussi impérative : « mais sans duplicité, comme des colombes ». Peut-on réunir ces deux impératifs ? La réponse de Kant est nuancée : si une politique guidée par la morale est concevable sans contradiction, une morale propre à la politique est contradictoire. Autrement dit, une colombe peut serpenter, mais un serpent ne se transformera pas en colombe.
En effet, la « morale politique » se résume à quelques maximes, toutes immorales, que tout le monde connait déjà plus ou moins et dont l’usage s’observe à presque toutes les époques. Cette pseudo-morale recommande ainsi de nier la responsabilité de ce que l’on a fait de mauvais en tant que dirigeant, comme d’accuser le peuple de rébellion après l’avoir conduit au désespoir par des politiques injustes. Il est aussi recommandé de mettre les autres devant le fait accompli, ou de diviser pour mieux régner. Quand on agit d’après ces principes, la seule honte est d’échouer, la seule gloire est d’étendre sa puissance. La morale ne compte pas dans ces circonstances. Au contraire, un « politicien moral » est concevable, c’est « quelqu’un qui emploie les principes de la prudence politique de manière à ce qu’ils puissent coexister avec la morale ». Par exemple, un politicien moral tentera de corriger un défaut dans la constitution de l’État aussi vite que possible, même si cela doit nuire à son intérêt égoïste.
On peut préciser cette idée d’un « politicien moral » avec le sociologue Max Weber, qui distingue et oppose l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité. La première se fonde sur la pureté des intentions et refuse tout compromis qui obligerait à renier des convictions fondamentales. Robespierre illustre très bien cette attitude durant la Révolution française, quand il s’oppose aux partisans de l’esclavage dans les colonies. Les esclavagistes prétendent que la France perdra ses colonies si elle étend la déclaration universelle des droits de l’homme aux esclaves. Robespierre leur oppose les principes de liberté et d’égalité contenus dans la constitution : si ces principes sont affaiblis dans l’intérêt des colons, ils finiront par ne plus être respectés nulle part. « Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! » Mais, selon Weber, le partisan de l’éthique de la conviction aurait tendance à ne pas prendre en compte les résultats prévisibles de son action et à blâmer les circonstances quand celle-ci échoue. Le partisan de l’éthique de la responsabilité serait moins idéaliste : il compterait davantage avec les faiblesses humaines et accepterait la responsabilité de l’échec quand celui-ci était prévisible. Aujourd’hui cette attitude est valorisée. On y voit une forme de pragmatisme raisonnable débarrassé des œillères de l’idéologie.
Toutefois, comme le remarque encore Weber, cette analyse laisse entier un problème essentiel. C’est que pour atteindre un but moralement bon, nous pouvons être contraints d’employer des moyens moralement douteux sans même être sûr d’éviter des conséquences nocives. Et comment savoir alors si la fin justifie les moyens ?
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