Connaître un homme, est-ce connaître son esprit ?
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C’est alors accréditer l’idée que notre corps n’est qu’une enveloppe, un simple accessoire. Un homme est ce qu’est son esprit. Le corps ne pense pas : seul l’esprit a la faculté de penser. C’est pourquoi la plupart des philosophes ne se sont pas intéressés au corps : un homme se définit essentiellement par sa pensée.
Peu importe, donc, qu’un homme soit petit ou grand, jeune ou vieux, beau ou laid. Si les caractéristiques physiques d’un individu nous renseignent sur ce qu’il est, elles n’ont finalement que peu d’importance. On ne juge pas un homme d’après le corps, mais d’après l’âme. L’âme en outre, aussi bien pour les Grecs anciens que pour les Chrétiens, a toujours été considérée comme « immortelle », tandis que le corps est corruptible et périssable. L’âme demeure quand le corps disparaît : cela lui donne une certaine prééminence sur le corps.
Depuis Descartes, on parle, donc davantage de « conscience » que d’« âme », terme qui renvoie à un principe de nature plus métaphysique, ou plus religieuse. Par conséquent le « je » caractérise, depuis Descartes, ce qu’auparavant on nommait « âme » ou « esprit ». « Je trouve ici que la pensée est un attribut qui m’appartient : elle seule ne peut être détachée de moi ». Je suis, j’existe : « cela est certain, mais combien de temps ? À savoir, autant de temps que je pense, car peut-être se pourrait-il faire, si je cessais de penser, que je cesserais en même temps d’être ou d’exister » (Méditations métaphysiques, Seconde méditation). Sans nier que l’homme concret soit fait de l’union d’une âme et d’un corps, Descartes établit la prééminence incontestable de l’âme : si je cesse de penser, je cesse d’être. La connaissance de l’homme est donc essentiellement tributaire de la connaissance de sa conscience.
Puisque l’âme et le corps représentent les deux aspects d’une même réalité, ce qu’exprime l’âme est forcément en relation avec ce qu’exprime le corps, et réciproquement. On parle, chez Spinoza, de « parallélisme ». En accordant à la matière ou au corps la même importance qu’à l’esprit, Spinoza semble davantage « matérialiste » qu’« idéaliste » ; mais le matérialisme pose au contraire que l’esprit se réduit à la matière. Que cela signifie-t-il ?
Pour Épicure, au Ve siècle avant J.-C., la matière, constituée d’atomes, est l’élément premier, fondamental.
Aristote, presque au même moment, l’identifie à une puissance, ou à une virtualité en attente d’« information » par l’idée : l’idée est en effet ce qui va donner sa « forme » à la matière.
Démocrite (considéré comme un « présocratique », il est pourtant mort une trentaine d’années après Socrate) inscrit la matière au centre de sa conception du monde. Pour lui comme tous les philosophes matérialistes qui lui succèdent, tel Lucrèce, au Ier siècle avant J.-C., la seule réalité se résume donc aux atomes, dont la matière est constituée ; l’âme elle-même est constituée d’atomes.
Il faut se méfier, donc, de ces mots en « -isme » : s’ils sont très commodes pour comprendre dans quel courant de pensée un auteur s’inscrit, ils peuvent aussi se révéler déconcertants : comment comprendre en effet que Descartes soit à la fois partisan de « idéalisme » et du « matérialisme » ? Il est idéaliste, donc, dans la mesure où l’esprit (la capacité qu’a l’homme de penser, c’est-à-dire de former des idées) est plus important que le corps ; mais il est « matérialiste » au sens où il ne croit pas qu’un corps vivant soit davantage qu’une simple machine.
Nous ne pouvons nous dissocier de notre corps. Il est le premier indice de notre existence d’un point vue spatial et temporel, ce par quoi nous sommes « dans le monde ». Notre corps nous fige dans un temps et dans un lieu donné. Il est impossible pour nous de nous dissocier de cette matérialité. Nous pouvons bien désirer être dans un autre lieu, ou remonter le temps, ou l’anticiper, la puissance de notre désir ou de notre volonté (de notre « esprit ») ne fera pas que nous rajeunirons, vieillirons, ou que nous serons physiquement dans l’endroit où nous aimerions être. Lorsque nous parlons de la « matérialité du corps », nous pensons aussi à la visibilité de ce corps. L'esprit est donc impuissant sur le corps directement.
Les autres ont immédiatement accès à ce que nous sommes par l’intermédiaire du corps, qu’il faudrait distinguer du visage : mais ce visage fait aussi partie de notre corps. « Reflet de l’âme », comme on l’a souvent dit, le visage transmet nos sentiments, nos émotions, voire nos pensées.
Le corps, en fait, dit qui nous sommes sans que nous ayons à parler de nous-même. Il révèle, à notre insu, une partie de notre identité. Mais il est aussi ce qui permet de l’exprimer, lorsque nous nous habillons de telle ou telle manière. Le corps fait bel et bien partie de nous-même : il est impossible de le négliger. Aujourd’hui, mépriser le corps, c’est un peu se mépriser soi-même, et prendre soin de soi, c’est prendre soin de son corps. Nous sommes sommés d’avoir « un esprit sain dans un corps sain » : mens sana in corpore sano, a dit Juvénal (fin du Ier, début du IIe siècle).
Nous avons conscience que nous sommes faits d’un corps et d’une âme, que nous ne pouvons pas dissocier. La distinction entre le corps et l’âme reste pourtant pertinente, alors que nous sommes tentés de ne plus y recourir. Nous ne sommes pas, tout entiers, notre corps et refusons un assujettissement complet à celui-ci. « Je suis dans cette main et je n’y suis pas », écrit Paul Valéry, « elle est moi et non moi ». Le corps, tout en étant nous-même, est en même temps un étranger.
En outre, l’âme peut être belle, et le corps peut être laid. La laideur de Socrate est légendaire : son crâne est chauve, son nez épaté, ses yeux globuleux. Alcibiade est très beau, mais ses pensées sont mauvaises : il n’a pas, contrairement à Socrate, une « belle âme ». Il n’y a pas, on le voit, pour finir, à travers cet exemple, de correspondance entre la beauté d’un corps et d’un visage et la beauté de l’âme.
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