Autour du cubisme
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En abolissant la perpective par la multiplication arbitraire des points de fuite, en aplanissant l'espace par la suppression du flou atmosphérique, en accentuant la matérialité de la surface par une touche picturale épaisse et régulière, en limitant le nombre et l'intensité des couleurs pour que l'attention du spectateur ne se concentre que sur le jeu des volumes, eux-mêmes simplifiés à l'extrême (« le cylindre, la sphère, le cône » de Cézanne, les « cubes » de Braque), les cubistes inventent un langage pictural révolutionnaire directement inspiré de Cézanne.
Matisse se tient à l'écart du mouvement et poursuit ses propres recherches, ce qui lui est reproché par les défenseurs du cubisme, souvent de jeunes peintres, qui y voient la seule voie possible en peinture. Pourtant, Matisse a lui aussi reconnu son maître absolu en Cézanne, et ce qu'il en tire fait de lui un parent du cubisme - même très éloigné - plutôt qu'un opposant. Matisse et Picasso ont, tous deux, remis en cause l'héritage de la peinture occidentale, y compris l'impressionnisme qui était encore un illusionnisme en oeuvrant à rendre le caractère fugace, changeant des apparences par la capture de moments de lumière ; les deux peintres ont en revanche reconnu en Cézanne le premier peintre à avoir réfuté la peinture comme une simple copie de la nature, lui qui cherchait à rendre le caractère élémentaire, permanent et solide des choses, indépendamment de leur ressemblance avec la réalité objective. Ce qui existe sur (et par) le tableau prend alors le pas sur le sujet qu'il est censé représenter. C'est cette liberté retrouvée que Matisse a retenu de Cézanne, tout en développant son style propre, à l'inverse de Picasso et de Braque qui, durant leur période cubiste, se sont directement inspiré du style « cézannien ».
Matisse se distingue donc du cubisme par le fait qu'il a gardé, très vive, la leçon de Cézanne sans pour autant chercher à l'imiter formellement. Quant à l'inspiration « cézannienne » plus directe qui a caractérisé le cubisme, elle n'est pas servile, puisque poussée plus loin que ne l'a fait Cézanne lui-même, mais procède d'un intellectualisme très éloigné des aspirations de Matisse. Pour ce dernier, seule doit primer la sensation et son expression, en particulier par la couleur, que les cubistes ont pratiquement abandonné (ils peignent essentiellement avec des camaïeux de gris, de vert et de brun). Matisse accorde une grande importance à l'aspect décoratif de ses toiles, les conçoit comme une manière d'agir sur les sens pour les apaiser, ce qui n'est pas du tout le propos du cubisme, qui prétend juste montrer sa propre version de la réalité. Matisse, pourtant, durant ces mêmes années où s'épanouit le cubisme, empruntera plusieurs directions qui, de près ou de loin, recèlent des correspondances avec celui-ci.
A son retour du Maroc, qu'il a peut-être rejoint pour fuir la polémique l'opposant aux partisans du cubisme, Matisse entreprend ce qui peut apparaître comme sa contribution aux expérimentations d'alors. Les années 1913-1914 sont ainsi marquées par un retour aux leçons de Cézanne afin, semble-t-il, de mieux se mesurer au défi lancé par le cubisme, qui est alors entré dans sa période « synthétiste » sous l'impulsion de Juan Gris. Matisse rencontre d'ailleurs ce dernier à Collioure en 1914, et c'est probablement sous son influence qu'il peint Tête blanche et rose (Musée national d'art moderne, Paris) : on retrouve dans ce portrait fortement stylisé, anguleux, rythmé de lignes verticales et diagonales, les contours noirs très accentués de Gris.
Peu auparavant, en 1913, Matisse a produit des portraits plus réalistes, comme le Nu gris au bracelet (Coll. particulière) ou le Portrait de Madame Matisse (Musée de L'Ermitage, Saint-Petersbourg), mais qui révèlent tout de même une recherche particulière : visages aux yeux entièrement noirs (celui de Madame Matisse ressemble à un masque), palette sombre (gris, bleus foncés). C'est de ces portraits que semble partir le Portrait d'Yvonne Landsberg (Philadelphie), de 1914, auquel Matisse confère autant de mystère que de dynamisme par l'adjonction, en utilisant la technique du grattage, de lignes de force qui surgissent de son corps schématisé et prennent la forme de coeurs.
Ces expérimentations de Matisse touchent à d'autres sujets, natures mortes, paysages, ou scènes intimistes. Ainsi La leçon de piano (M.O.M.A. de New York), peinte à la fin de l'été 1916. Cette toile, chargée d'émotion, s'appuie sur une plage dominante de gris en aplat, qui occupe presque la totalité du tableau et que structurent les puissantes verticales de l'encadrement de la fenêtre et des rideaux, sur lesquelles s'appuient une série d'obliques : le triangle vert inscrit dans la fenêtre, qui suffit à indiquer l'existence du jardin ; l'ombre sur le visage de l'enfant au piano (Pierre, l'un des deux fils de Matisse) ; le métronome. Une figure féminine assise dans la partie supérieure droite du tableau crée l'illusion de la profondeur : est-ce une ouverture sur un autre espace ou un tableau dans le tableau, peint du même gris que le mur (c'est effectivement La femme au tabouret, de 1914) ? Une autre oeuvre de Matisse, une sculpture de 1908, occupe le coin inférieur gauche. Les arabesques noires de la balustrade, auxquelles répondent les lettres inversées « PLEYEL » du porte-musique, animent cette surface presque plane.
Ces recherches sur la construction d'une toile par de rigoureuses lois d'architecture, que Cézanne n'aurait pas démenti, se retrouvent dans La porte-fenêtre à Collioure (Musée national d'art moderne) de 1914, oeuvre presque abstraite où le noir (« utilisé comme une couleur de lumière et non comme une couleur d'obscurité ») est le sujet même, seules quelques indications permettant d'identifier l'encadrement comme étant une fenêtre ouverte. Le noir comme éléments structurant du tableau revient dans des toiles essentielles comme les Demoiselles à la rivière (Chicago) ou Les Marocains (M.O.M.A.), tous deux de 1916.
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