À la lumière d'hiver : lecture thématique
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Philippe Jaccottet né en 1925 est un auteur de la modernité. Sa poésie remet en question les mouvements littéraires antérieurs et s’interroge sur sa fonction, son pouvoir et son rôle dans un monde dévasté par la guerre…
La poésie de Jaccottet témoigne d’une certaine continuité au fil des nombreux recueils, tissant des liens thématiques, des images obsédantes, des variations qui s’enchaînent… Une lecture thématique s’avère éclairante quant à la poétique de Jaccottet et la fonction qu’il assigne au langage, intervenant dans la relation du sujet lyrique au monde.
L’écriture de Jaccottet est un rappel obsédant de la finitude de l’existence, comme une écriture qui se nourrit de la mort pour mieux la dire et l’assumer sans concession. La poésie de Jaccottet est « la voix donnée à la mort. » (écrit-il dans Semaison). Le poète donne acte de l’innommable, en hantant ses textes par le thème de la blessure par laquelle la vie s’écoule inexorablement. Le langage concrétise la réalité de la souffrance, du temps qui passe, de la finitude de la vie.
Exemple :
Les poèmes de Leçons décrivent l’agonie de son beau-père devant une souffrance insoutenable. Aux descriptions de l’avancée de la maladie, succèdent celles de l’horreur qu’inspire la transformation du cadavre, jusqu’à la perte de l’identité. Le poème « Déjà ce n’est plus lui » (page 27) décrit ce mouvement d’horreur face à la mort de la figure tutélaire qui le ramène à l’image anticipée de sa propre mort. Le poète dit le processus de dégradation jusqu’à l’insoutenable puisque le regard se détourne et rend anonyme le cadavre dans un démonstratif neutre « cela » qui témoigne d’un mépris horrifié.
• La mort inspiratrice
La confrontation du sujet à la mort relance et nourrit l’écriture. La fragilité de la langue face à l’innommable autorise le renouvellement des tentatives : plus la révolte et l’horreur sont grands, plus le poète faillit à les saisir, plus il écrit. Ainsi le langage de Jaccottet est traversé d’hésitations, de réticences. Il multiplie les rectifications et les reprises, les atténuations et les précautions.
Exemple :
Le poème « Lapidez-moi… » de A la Lumière d’Hiver (page 80), retarde la définition de la mort par les hypothétiques se succédant, les indéfinis (« quelque chose entre les choses »), les comparaisons abstraites (« comme l’air froid ») ou des nuances (« sans doute »), voire le conditionnel ajoutant un degré d’incertitude (« ou serait-ce »). La récurrence de ces modalisations relance l’écriture qui se nourrit de ses hésitations. Le flot continu de la parole répare la rupture violente et agressive de la mort.
• La mort assumée
La poésie est possibilité d’apprivoiser son angoisse existentielle, sa peur de la mort. En universalisant le thème, en considérant la condition humaine sous le couvert d’un « nous » communautaire ou un « on » indéfini, le poète crée une distance qui lui permet le dépassement de l’angoisse en acceptant la finitude.
Doc. Vanité ou allégorie de la mort |
Exemple :
Dans le poème « Aide-moi » de A la Lumière d’Hiver (page 85), l’expérience d’une fusion avec le monde se lit dans la fulgurance de l’instant suspendu, avec en demi-teinte l’idée d’un terme et l’évocation des limites (« avant le jour »). De l’angoisse du temps qui passe, le sujet acquiesce devant l’éphémère s’il est précieux.
L’expérience de l’immédiat dans sa brièveté et son intensité, si proche d’un sacré permet alors l’acceptation de la finitude.
L’écriture est une nécessité pragmatique (concrète) qui permet de fuir la dissolution, d’éviter l’égarement pour se retrouver dans une instance énonciative. Ainsi l’acte poétique correspond à un discours pratique et concret, dans l’urgence.
Exemple :
Le poème « Écris » dans Chants d’en bas (page 64) dit l’urgence de l’écriture avec l’abondance des notations temporelles (« écris vite… achève vite aujourd’hui »). Il y a la connotation d’une course contre le temps que suggère le verbe « rattrape », témoignant de l’issue probable de la lutte des mots contre la condition mortelle de l’homme. Il y a un désir de continuité dans l’acte d’écriture pour lutter contre la finitude, de la ligne à la page, de la page au livre…
• Le fantasme de continuité et la réparation
L’écriture est rêvée comme un continuum sans rupture, grâce à un réseau thématique, des images leitmotive (ou thèmes récurrents). Toute l’œuvre est empreinte de ce désir d’unifier ce qui se désassemble. Dans Éléments d’un songe, Jaccottet écrit « J’aurais aimé que ce livre se déroulât comme une suite de variations presque sans ruptures : (…) On rêve d’un ordre souverain, d’un murmure soutenu, et l’on n’en sauve que quelques fragments ».
L’écriture ouvre sur le renouveau et l’oubli de la finitude, par une résistance au temps qui s’écoule et menace de l’immobilisme.
Exemple :
L’image de la couture est omniprésente : la suture est la réparation du dispersé. Le champ lexical de la couture, du vêtement, de l’enveloppe traversent les recueils comme autant de tentatives de lier la finitude d’une vie et l’espoir d’une continuité. La poésie comme enveloppe d’une souffrance devient force de dire la vie. Il y a réparation d’une angoisse individuelle dans une vision générale et rassurante.
Si le poète se nourrit d’un contact avec le réel, dans une perception minimaliste (puisque les descriptifs restent sommaires et réduits à des éléments très simples), c’est avant tout parce que le réel est vecteur d’une réalité autre qu’il convient d’approcher par une écriture asymptotique, c'est-à-dire une écriture qui se rapproche indéfiniment sans toutefois atteindre le but.
Exemple :
L’évocation de cette « autre chose » dans de nombreux poèmes, reste frappée d’indétermination, comme le complément récurrent « au-delà » mentionnant un hors-lieu bien supérieur au réel contingent. Dans « Aide-moi » de A la Lumière d’Hiver (page 85), cet élan vers l’ailleurs subit cette même approche énigmatique avec des comparatives elliptiques (« autre chose… de plus caché mais de plus proche »), suggérant l’invisible et l’immatériel, l’intime et l’essentiel. Les points de suspension invitent à l’imagination, à la sublimation du visible par quelque chose qui demeure indéfinissable.
• Répondre à l’absence de Dieu et incarner le divin
Au temps limité de l’existence humaine s’oppose et s’adjoint l’intemporel du sacré, dans le temps suspendu et éphémère du « soleil d’hiver ». Dans le paradoxe d’une absence de Dieu et d’une permanence intuitive d’une autre forme de divin, la poésie de Jaccottet résout tous les antagonismes. Dans la puissance du sensible et de la réalité de la beauté, se devine le sacré.
Exemple :
« Entre la plus lointaine étoile et nous » (Leçons, page 17), la poésie permet l’accès à « un autre espace », « hors de toute distance », « hors des mesures ». Nombre de poèmes témoignent de cette rencontre atemporelle et mystique, résolvant les antagonismes. Ainsi, la perception de la nuit inverse le cliché de la nuit noire comme suie pour devenir source d’une lumière aussi inattendue que mystérieuse, parce que source de régénérescence.
• Vivre une expérience sensible initiatique
Par la poésie, par le verbe, par les sens, le poète perçoit autrement et s’ouvre au sacré, qui ne lui était pas accessible à cause d’une angoisse aveuglante, un écran de larmes et de révolte vaine.
Exemple :
De fait, dans ce même poème, l’obscurité n’est pas l’aveuglement ni l’engluement suggérés par l’obscurité ni un symbole de deuil mais il ouvre sur une osmose avec le monde dans un bain de jouvence apaisé, serein et purifié. Il y a alors réconciliation des contraires entre l’ombre et la transparence, la nuit et le jour, la mort et la vie.
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