À la lumière d'hiver : des personnes aux personnages, de l'énonciation aux figures poétiques
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Philippe Jaccottet né en 1925 est un auteur de la modernité. Sa poésie remet en question les mouvements littéraires antérieurs et s’interroge sur sa fonction, son pouvoir et son rôle dans un monde dévasté par la guerre…
La poésie de Jaccottet témoigne de cette modernité et est particulièrement étonnante du point de vue énonciatif : le sujet lyrique s’exprime et se cache, hésitant entre présence et absence. D’autres figures traversent l’œuvre au programme, du dédicataire aux figures féminines qui sont allusives et fantasmées, entre personnes réelles et personnages figuratifs…
Le poète est présent comme instance d’énonciation dans l’expression de son angoisse existentielle, comme dans l’expérience d’une acceptation de la mort. À cet égard, le texte devient un poème-discours qui donne l’impression d’une prise de parole qui se produit simultanément à l’acte d’écriture. Ainsi certains poèmes attestent d’une expérience initiatique dans une habitation poétique du monde, qui permet un retour à soi.
Exemple :
Le poème « Aide-moi » de À la Lumière d’Hiver (page 85) fonctionne comme un discours, dans lequel le « je » lyrique s’adresse avec désarroi à un allocutaire adjuvant, qui a pour mission d'aider le « je » (il s'agit de l’air nocturne personnifié). Le dialogue fictif s’instaure entre le sujet et le monde comme source de régénérescence. L’utilisation de la première personne instaurant le poète comme instance d’énonciation autobiographique permet la traduction d’une expérience sensorielle extatique : une expérience vécue durant la marche, dans la fulgurance d’un instant suspendu, durant lequel le sujet se recentre sur son essence.
Toutefois, le « je » lyrique a plutôt tendance à s’effacer au profit d’une voix plus générale dissolvant le poète dans un « nous » de la communauté.
• L’effacement du « je »
Le poète gomme son expérience individuelle pour accéder à une affirmation universelle. Jaccottet se fait médiateur discret et passeur, témoin effacé de la condition de l’homme face au monde. Le « je » lyrique s’englobe dans un « nous » qui devient celui de la communauté des hommes.
Exemple :
Dans le poème « Misère » de Leçons (page 23), Jaccottet évoque la condition de l’homme par le détour d’une image qui en généralise l’atrocité. Le « nous » gomme la réalité d’une mort individuelle ou la confrontation traumatique devant l’agonie d’un proche. Les mots sont une approximation figurant l’indicible, d’où le recours aux images, à l’étrangeté et aux malaises inscrits dans les blancs inter-strophiques.
Le poète se fait le passeur de l’apprentissage de la mort, dans la brièveté et la fulgurance d'un instant en osmose avec le monde. Il essaie d’ « ouvrir des passages dans les murs », joindre la vie et la mort, rejoindre le fini et l’infini... Et quand la main tremble, il se tait.
Le recueil Leçons est adressé à un « il » absent, dès le texte liminaire : Henri Haesler, son beau-père dont il retrace les étapes d’une agonie violente et la mort tout aussi brutale. Le maître à qui est dédié le recueil est une figure tutélaire dont l’autorité pèse sur l’écriture. L’écriture est placée sous son regard « Qu’il se tienne dans l’angle de la chambre. (…) Que sa droiture garde ma main d’errer ou dévier, si elle tremble. » (page 9).
Exemple :
Dans « Qui m’aidera… » (page 20), il donne la parole au mourant dans un monologue empreint de désespoir et de peur. Le mourant dit l’irréel d’une aide dans une modalité interrogative au conditionnel qui tourne à vide et demeure sans réponse ; il crie son impuissance face à la mort, décrivant « ce feu-ce froid-un mur…le plus long et le pire ».
• Effacement de données biographique
Le travail d’effacement de toute donnée biographique tend à effacer l’expérience intime en faisant du proche (personne réelle) une figure du maître relayé par les « hommes vieux » qui offrent l’apprentissage douloureux de la mort.
En effet, l’allusion à des personnes chères à l’auteur est très ténue. Il convient de deviner l’identité du « il » absent ou encore de la figure féminine évoquée. La femme est omniprésente dans le recueil par son absence : elle suscite le fantasme ou la résurgence d’un passé enfoui. Ainsi, dans de nombreux poèmes la femme est un être plus fantasmé que réel, aux frontières entre la personne évoquée et le personnage-figure emblématique.
Exemple :
La mère est évoquée à plusieurs reprises de manière implicite et allusive. C’est souvent en ayant recours à des versions antérieures ou manuscrites que l’on est autorisé à lire une allusion à la mère défunte. Dans le premier poème de Chants d’en bas (page 37), le poète a gommé toute référence à son passé qui permettrait d’évoquer sa mère. Dans une version antérieure, il raconte l’achat d’un cierge avec elle « ce cierge … que nous avions acheté près d’une église à Barcelone », anecdote qui sera gommée dans une comparaison bien indéfinie « comme un cierge espagnol ». La mère est l’absente, le manque qui suscite un sentiment de culpabilité.
De la personne, naît une figure, un personnage emblématique…
Les femmes deviennent davantage signe de l’éphémère, de l’absence et du fantasme, vécu sur le mode onirique ou érotique. Elles sont la tentatrice : l'obstacle à l'élévation du poète vers « autre chose … de plus caché ».
Exemple :
Dans le poème « Aide-moi », les femmes incarnent les fantasmes érotiques débridés avec les « servantes si dociles de nos rêves » ou le fantôme du « vieux visage suppliant » de la mère morte suscitant la culpabilité. Il y a même personnification de la nuit, devenant « femme d’ébène et de cristal », figure onirique capable d’un jeu érotique de cache-cache avec un voile « un instant visible », stimulant le désir. La figure féminine semble avant tout le fantasme inaccessible appartenant au registre du conte de fée et à l’irréel comme une quête inaccessible d’un idéal (« sans relâche poursuivie»), complètement déréalisé par les négatives : « où nul ne fut jamais convié… qui n’agrafent plus nulle robe » comme si cette femme était juste fantasme négatif et mensonger.
• Le paysage-personnage, de l’inanimé vers la personnification
De la personne naît le personnage. Ainsi en est-il de même avec le paysage qui, personnifié, a une importance de premier plan...
L’écriture ouvre sur l’habitation poétique du monde ivre de lumière, presque sacralisé, dans un mouvement d’ascension vers l’infiniment grand, sans lien avec l’angoisse du temps qui passe. Le paysage, doté de vie et de pouvoir mystique (touchant au sacré, au mystère) devient personnage.
Exemple :
Dans le même poème, le paysage est à l’origine de l’initiation du poète : la lumière est dotée d’une volonté puisqu’elle « s’est retirée » pour révéler une autre forme de lumière, parallèlement avec la progression du marcheur. De même, le paysage offre la sérénité : les couleurs personnifiées « aux yeux fermés », les mouvements ténus « tremblant à peine » instaurent une harmonie dans la quiétude et la paix. On a l’impression d’une intention purificatrice de la nuit qui « lave la terre ». Le pouvoir néfaste de la nuit est anéanti dans cette purification symbolique et cette personnification salutaire.
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