À la lumière d'hiver : Continuité ou Discontinuité ?
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Se préparer à la dissertation sur l’œuvre au programme.
Philippe Jaccottet né en 1925 est un auteur de la modernité. Sa poésie remet en question les mouvements littéraires antérieurs et s’interroge sur sa fonction, son rôle et ses limites dans un monde dévasté par la guerre…
Problématique : la poésie de Jaccottet témoigne d’une certaine continuité au fil des nombreux recueils, tissant des liens thématiques, des images obsédantes, des variations qui s’enchaînent… Pourtant, elle est aussi esthétique du fragment, exploitant les limites du langage, ouvrant sur des silences. Alors, peut-on parler d’une continuité au sein des recueils du programme, ou plutôt d’une discontinuité délibérée ?
Plan : dans un premier temps, la lecture de Jaccottet ou de tout recueil se réalise en tissant des liens intertextuels. Une approche synthétique du recueil se fonde incontestablement sur une certaine continuité. Pourtant, l’esthétique de la poétique jaccottienne montre son attachement au fragment et à la désarticulation. Enfin, la spécificité de la langue de Jaccottet repose sur la naissance paradoxale d’une forme de continuité, au cœur même d’un texte éclaté entre tensions et contradictions.
L’écriture de Jaccottet se répète à l’infini, dans une variation sur les mêmes thèmes qui sont l’obsession d’une vie. Les mots disent la mort, avec une évolution très nette, ce dont témoigne le texte liminaire de Leçons.
Exemple :
Ce texte mis en exergue est une allusion évidente au recueil Requiem ou au Livre des morts, que le poète renie. S’il y a continuité thématique, le poète évolue et traduit différemment son ressenti. Il revient sur ses angoisses obsessionnelles passant d’un point de vue audacieux de guide des « mourants et morts » à une position plus modeste de témoin de l’horreur, médiateur vers une acceptation résignée.
• Rêve d’une fusion des opposés, fantasme d’un équilibre
La poésie s’assigne comme fonction d’ordonner le chaos du monde divisé entre vivants et morts, tout comme la fonction d’ordonner le chaos intime du poète, divisé entre des sentiments antagonistes d’angoisse et de quête d’un apaisement. La poésie exprime ce fantasme d’un équilibre.
Exemple :
Tout le recueil est traversé par la métaphore du tissage, de la suture, exploitant largement le champ lexical relatif à l’image. L’image de l’enveloppe, d’un tissu englobant pour rassembler les fragments participent de cette volonté de créer la continuité. Ecrire en revient à envelopper le fragment, tisser une unité du monde, embrasser la vie pour fantasmer sa continuité dépassant les limites de la finitude. Ainsi, le poète s’écrie « Et moi maintenant tout entier … enveloppé » pour « embrasser le cercle entier du ciel autour de moi, j’y crois la mort comprise » (« Et moi », Leçons, page 32).
• Fantasme d'une conjonction entre le « je » et le monde
La poésie tend vers cet idéal d’une fusion romantique entre le sujet et le monde, dans une expérience de la poésie. Il s’agit d’expérimenter le sensible qui frôle le sacré, l’invisible, l’ « autre chose » qu’évoque le poète.
Exemple :
Dans le poème « Aide-moi », (A la Lumière d’Hiver, page 85), le poète initié suit un rite de passage vers l’au-delà lors d’une marche initiatique : il accède à une fusion avec la nuit, dans une osmose avec le monde. Il y a réconciliation avec le temps qui passe, pourtant source d’une angoisse profonde chez l’auteur. L’expérience comble l’absence des « mages » et « dieux », ouvre sur un mysticisme incarné dans un paysage.
Par la poésie, le sujet se réconcilie avec son angoisse existentielle, dans un moment d’apaisement, le temps de l’oubli de la mort et du temps, en prenant conscience et acceptant la finitude.
Le sujet lyrique s’exprime dans un poème discours dont l’ancrage énonciatif est attesté par la première personne. Il en appelle au monde pour lui procurer une expérience initiatique, sensorielle. Mais, lorsque le sujet devient trop prégnant, Jaccottet s’efface derrière une instance lyrique qui englobe la communauté d’un « nous ».
Exemple :
L’écriture parfois bavarde est trouée par le blanc, ouvrant sur les images dont l’indétermination frôle l’hermétisme (des symboles difficiles à comprendre). Dans « Muet », (Leçons, page 19), le poète écrit « Le lien des mots commence à se défaire. » En effet, les phrases nominales elliptiques créent un malaise dans l’interprétation du silence paralysant la parole. Le poème commence par un « Muet. » qui se déploie dans le poème brouillant l’énonciation. La modalité interrogative rend difficile l’identification du sujet, libérant une parole déroutante qui s’essouffle avant de se taire : « Dos qui se voûte pour passer sous quoi ? » Les questions sans réponse, les clausules elliptiques après des développements débordant du cadre métrique offrent une lecture déconcertante.
• Paradoxe entre présence et absence du sujet lyrique
La poésie de Jaccottet permet l’expression d’un sujet lyrique, loin de la conception effusive de la tradition romantique. Mais, elle prend toutefois la discrète allure d’un discours autobiographique lorsque le « je » devient le témoin d’une confrontation à la mort traumatique d’un être cher, ou à l’expérience existentielle d’une fusion avec le paysage hivernal inondé de lumière. Toutefois, le « je » tend vers l’effacement et la retenue. Le sujet poétique est donc instable.
Exemple :
Dans le poème « Misère » de Leçons (page 23), Jaccottet gomme l’expérience individuelle. Le « je » s’efface devenant simple médiateur discret et témoin de la condition humaine. Jaccottet évoque la misère de l’homme par le détour d’une image qui généralise l’atrocité de la condition humaine qui efface la confrontation traumatique devant l’agonie d’un proche.
• Esthétique du fragment et de l’haïku : poétique de l’ellipse
Au fil des écrits, la poétique de Jaccottet s’affirme vers une esthétique du fragment capable de saisir l’essence d’un instant en quelques traits. C’est le cas de l’haïku (poème japonais), capable d’une saisie brève, dans l’intensité d’un « passage ». La fugacité permet le retrait et l’effacement de soi pour habiter le monde dans une expérience fulgurante du langage.
Exemple :
Dans le poème « Déjà ce n’est plus lui », (Leçons, page 27) les mots saisissent de manière allusive la mort par des expressions brèves et intenses, dévoilant l’atroce tout en évitant de le dire. Le descriptif : « Souffle arraché : méconnaissable. » montre l’acte de mourir sans préciser le lien de conséquence. La parataxe, (le fait de ne pas exprimer le lien causal (cause, conséquence, but) en supprimant les conjonctions pour un effet accentué, un choc) produit un effet de de stupeur devant celui qu’on ne reconnaît plus, parce que la vie lui est ôtée avec brutalité, comme le sous-entend le verbe de déchirure.
• Ambivalence des images
La poésie de Jaccottet est reprise d’images leitmotive mais souvent porteuses de connotations ambivalentes, de symboles contradictoires.
Exemple :
Les éléments sont parfois des adjuvants, permettant un envol lyrique, un passage du visible à l’invisible. L’air est souvent associé à la lumière qui régénère le sujet ou au dynamisme d’une marche vers l’expérience métaphysique salutaire (« Ecris », Chants d’en bas, page 64). Pourtant, il devient parfois négatif puisqu’il s’associe à un rêve d’envol impossible et trompeur, un écran entre le fantasme et la réalité qu’il convient d’assumer. De même l’eau, si elle est parfois le symbole de purification et de renaissance (id. page 64) est aussi emblématique de la mort comme l’eau funéraire du fleuve infernal, que l’on trouve dans « ces barques... tombeaux » (« Assez ! », Chants d’en bas, page 48).
La parole poétique dit sa fragilité parce que traversée par des blancs typographiques, des ellipses suggestives, matérialisée par les alinéas, les retours à la ligne impromptus ou les points de suspension. La promotion du non-dit montre la fragilité d’une langue menacée par le silence.
Exemple :
Dans le poème « Ecris… » de Chants d’en bas (page 64), l’écriture devient presque une nécessité pratique au moment même où le poète écrit. Ainsi l’acte poétique répond à une urgence pour lutter contre le silence, contre le temps qui passe. Il y a un désir de continuité dans l’acte d’écriture pour lutter contre la finitude, de la ligne à la page, de la page au livre…
• Harmonie de la discontinuité
Le poète assume son choix d’une disharmonie en parfaite adéquation avec sa perception du monde et de la nature humaine. Il écrit vouloir « détruire tout confort poétique ».
Exemple :
Le recueil A la Lumière d’Hiver est l’expression même de ce choix poétique du paradoxe, ce dont atteste le titre même. Il s’agit de combiner le moment du dépouillement et du froid, symbolisant la paralysie de la nature et la lumière paradoxale qui s’en dégage. La figure de la neige est à titre d’exemple largement positive dans le sens où, au-delà du froid, de l’immobilisme, elle permet la douceur et l’uniformisation, l’alliance de la légèreté et de la densité. L’imaginaire de la neige est lié à la volonté de tisser une harmonie au-delà des contraires, comme une incarnation du divin sur terre, comme une continuité sublimant la finitude de l’existence.
• Entre l’absence de Dieu et l’intuition du sacré
Au temps de l’existence s’oppose et s’adjoint l’intemporel du sacré, dans le temps suspendu et éphémère du « soleil d’hiver ». Dans le paradoxe d’une absence et d’une permanence intuitive, la poésie de Jaccottet résout tous les antagonismes. Dans la puissance du sensible et de la réalité de la beauté, se devine l’invisible. La poésie est le paradoxe d’une écriture qui se nourrit de l’indicible. Les éléments du monde réel regorgent de « signaux » d’un au-delà.
Exemple :
« Entre la plus lointaine étoile et nous » (Leçons, page 17), la poésie permet l’accès à « un autre espace », « hors de toute distance », « hors des mesures ».
Ainsi, il écrit dans Eléments d’un songe : « J’aurais aimé que ce livre se déroulât comme une suite de variations presque sans ruptures : (…) On rêve d’un ordre souverain, d’un murmure soutenu, et l’on n’en sauve que quelques fragments ».
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