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À la Lumière d'hiver : « Aide-moi... », page 85

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Objectif :
Proposer une lecture méthodique analytique qui suive un axe de lecture préalablement déterminé.
Les pages ou passages cités se réfèrent à l’ouvrage A La lumière d’hiver, précédé de Leçons et de Chants d’en bas, et suivi de Pensées sous les nuages, Philippe Jaccottet, édition Poésie / Gallimard, Nrf.

Philippe Jaccottet né en 1925 est un auteur de la modernité. Sa poésie remet en question les mouvements littéraires antérieurs et s’interroge sur sa fonction, son pouvoir et son rôle dans un monde dévasté par la guerre ou les bouleversements sociaux.

Le recueil : revenant sur des écrits antérieurs comme Le Livre des Morts jugé trop audacieux parce qu’il prétendait « guider les mourants et les morts », Leçons et Chants d’en bas se présentent comme une entreprise plus modeste et une méditation sur la parole confrontée à la mort, devant l’urgence du temps qui décroît. A la Lumière d’Hiver prolonge le thème en montrant l’écriture comme le passage vers l’acceptation, vers la légèreté et l’infini ou l’indicible. La promenade est donc l’expérience sensible du paysage et d’un accès au sacré.

Texte et axe de lecture : ce poème est un texte long dont la structure formelle est surprenante parce qu’elle épouse la narration d’une promenade nocturne du poète, une promenade initiatique. Le thème de la nuit ne traduit pas l’angoisse ou l’absence de lumière mais au contraire il ouvre sur une jubilation du sujet poétique. Nous étudierons en quoi ce poème est un discours concomitant à une promenade, s’avérant une expérience initiatique.
1. Un poème-discours
À qui parle le sujet lyrique ?
- Un destinataire abstrait. L’absence de titre permet l’attaque surprenante du premier vers par une apostrophe à un destinataire abstrait « air noir et frais, cristal noir ». Le texte entre in medias res (expression latine qui signifie « directement, au cœur des choses ») dans une communication qui est formulation de secours, présentant le sujet en position de désarroi et l’allocutaire comme adjuvant (celui qui aide). La personnification de l’air instaure un mystère, une relation privilégiée du sujet au monde comme source de régénérescence.

- Détermination de l'allocutaire. S’il demeure abstrait et inconsistant (« air »), la détermination de l’allocutaire passe par la sensation visuelle (la répétition de l’adjectif « noir » et sa mise en valeur la deuxième fois par un rejet dit l’importance de l’absence de lumière, contrastant avec la transparence brillante du « cristal ») et la sensation tactile (« frais» connote une capacité revigorante). D’emblée s’instaure une contradiction dans la perception de l’air nocturne qui légitime un dialogue fictif sur le mode de la complicité (tutoiement et personnification) « aide-moi ».

Quand a lieu l’énonciation ?
- Temps de l'écriture simultané au temps de la promenade. L’adverbe « maintenant » situe l’acte d’énonciation comme concomitant à l’acte d’écrire et celui de la promenade. L’utilisation du présent de l’impératif va de pair avec le présent d’énonciation de la description, comme celui de la marche. L’action du poète (« je traverse ») semble induire le cours du temps personnifié, dans la capacité de marcher (« c’est le temps même qui marche ainsi  » = le parallèle est mis en évidence par les adverbes de similitude). Elle trouve écho dans le passage de la nuit (« c’est la nuit même qui passe »).

- Continuité. L’enjambement des vers crée une continuité sans interruption qui mime la progression fluide du poète.

Où a lieu l’énonciation ?
- Le jardin familier est suggéré par le déterminant « ce » dont le référent désigne implicitement un lieu d’élection, un paysage familier. Il actualise le discours et l’ancre dans la réalité de la promenade.

- Le lieu se réduit à ses signes bienfaisants
essentiels : la douceur, la transparence, l’appel vers le haut…
La dominante de douceur est perçue par le sujet descripteur : la légèreté mise en valeur par l’antéposition de l’adjectif (« Les légères feuilles ») ; le mouvement en retenue des feuilles (« bougent à peine »)... La comparaison à des « pensées d’enfants endormis » connote paix et innocence, et donc une nuit apaisée, loin de tout aspect négatif ou inquiétant. L’assonance des voyelles nasalisées (« an-en ») crée une douceur en adéquation avec ce cadre paisible.

La quête de transparence invite à un franchissement sans obstacle et en toute limpidité : (« je traverse la distance transparente ») En parallèle de la demande de secours, le sujet agit pour s’imprégner de l’air dont la fraicheur et la brillance sublime l’opacité de la nuit.

La tension vers le haut, loin des préoccupations matérielles s’exprime dans les compléments allant dans un mouvement ascendant : « de toit en toit, d’étoile en étoile ». Il y a extension de l’espace humain vers l’infiniment grand, comme si la marche assurait une continuité entre le corps et l’infini, continuité instaurée dans la phonétique des mots puisque « toit » s’inscrit phonétiquement dans « étoile ».

« Pour quoi » dire ?
Le sujet vient chercher un bain de fraicheur rassérénant d’une densité que suggère la métaphore du cristal (pierre précieuse dense et pure). La coïncidence entre l’énonciation et le contact correspond au besoin de traduire l’intensité du vécu.
2. Un poème-promenade
La thématique de la marche
La traversée
est reprise dès la deuxième strophe : « je fais ces quelques pas » dans un indéfini qui accentue sur l'essentiel : la progression.
Le champ lexical de la marche est largement développé dans tout le corps du poème (« marche-traverse-passe-pas-avance-franchis… » : le nombre d’occurrences du monosyllabe « pas » rythme la progression dans une langue qui devient mimétique de la promenade).

La marche est l’oubli du réel
, dans l'indétermination :
L’indétermination du pronom composé (« là où je ne sais plus ce qui m’attend ») ouvre sur de multiples possibilités, ou plutôt l’incertitude totale sur ce qui est hors-champ de la promenade nocturne (impossibilité d’ancrer dans l’énonciation le référent de « là -ce qui »).

La qualification antonymique de la compagne « tendre ou détournée » accentue ce trouble en qualifiant l’attitude amoureuse de manière complètement antithétique. Le retour est synonyme de doute et d’inquiétude.

Le pluriel des fantasmes érotiques de la nuit accordés à la généralité sous le couvert du possessif « nos » (« servantes si dociles de nos rêves ») introduit le rêve érotique d’une sensualité débridée et sans limite, déréalisant le retour du marcheur.

L’allusion au « vieux visage suppliant » est interprétée par les commentateurs comme une allusion à la mère morte du poète empreint de culpabilité, sur le mode du fantasme avec le retour de la défunte.

La marche nocturne est le lieu du fantasme pour un retour à soi

Doc. Nocturne, William de Gouves de Nuncques 1897

Le fantasme glisse par une personnification de la nuit, devenue « femme d’ébène et de cristal », figure onirique assemblant les contraires à savoir l’obscurité dense du bois et la limpidité pure du cristal.
Il y a érotisation du paysage avec assimilation de la tombée du jour à celle d’un voile, dans un jeu érotique de cache-cache et le dévoilement (« un instant visible »), stimulus du désir. Le vers disloqué avec une mise entre tirets de la comparative mime ce jeu entre le visible et l’invisible, aggravant le désir.
Le descriptif des « beaux pieds nus » de « la grande femme de soie noire » participent de l’érotisation de la nuit : la beauté d’un idéal féminin, la nudité, la fraicheur, la brillance du tissu dans l’obscurité.

La métaphore se poursuit avec l’assimilation des yeux aux étoiles, prolongeant la féminisation de la nuit dont « tous les regards-tous ses yeux » sont le reflet d’autant de feux du désir. Toutefois, le poète lie le thème érotique à celui de la mort (Eros et Thanatos, divinités grecques renvoyant à l’amour et à la mort) mentionnant « peut-être éteints depuis longtemps » (déréalisation du propos soumis à la contradiction = entre l’improbabilité et à l'accompli d’un temps révolu).

L’alliance des contraires, la pulsion de désir rappelant la mort ramène le poète à soi, dans une promenade autre.
3. Un poème-initiation
Initiation à la révélation de la lumière 
La lumière est dotée d’une volonté dans la tournure active « s’est retirée » pour révéler une autre forme de lumière, parallèlement avec la progression du marcheur comme le souligne la locution temporelle « à mesure que ».

Il s’établit un parallélisme grammatical (subordonnées conjonctives circonstancielles de temps introduites par « que » ) et sémantique (verbes synonymes de l’avancée « passe-avance ») entre le temps et le sujet « je ».

Il y a mise en attente de l’objet révélé par la lumière avec les enjambements et la succession de compléments de lieu et de temps. De plus, le blanc typographique précédant l’objet du verbe renforce le mystère dans un effet d’attente.

Initiation à « autre chose » complément d’objet frappé d’indétermination ambiguë et de mystère, comme en atteste la parenthèse introduite par « au-delà » mentionnant une estimation bien supérieure aux rêveries précédentes et rappelée dans la digression entre tirets.

- Approche énigmatique avec les comparatives « de plus caché mais de plus proche », suggérant l’invisible et l’immatériel, l’intime et l’essentiel. Les points de suspension invitent à l’imagination dans l’indétermination, à la sublimation du visible par quelque chose qui demeure indéfinissable.

- Approche par la négative
en dépassant la nouvelle figure féminine fantasmée puisque identifiée par sa beauté (« la belle » faisant écho à « beaux pieds »). Elle semble avant tout le fantasme inaccessible :
Appartenant au registre du conte de fée : par le titre de beauté suprême « reine de bal » ; le thème de la robe luxueuse « avec ses fermoirs d’or » relevant davantage au monde féerique et de la fermeture aux autres. (le corps est défendu et inaccessible)
Appartenant à l’irréel comme une quête fantasmée d’un idéal (« sans relâche poursuivie») et complètement déréalisée par les négatives : « où nul ne fut jamais convié… qui n’agrafent plus nulle robe » comme si cette femme était juste fantasme négatif et mensonger.
Le poète sublime et dépasse le fantasme de la femme idéalisée par une « autre chose ».

Initiation à la quiétude et à la sérénité
- L’apaisement des couleurs englobées dans des « ombres calmes », couleurs personnifiées aux yeux fermés qui rappellent le sommeil paisible des « enfants endormis », des mouvements ténus « tremblant à peine » faisant écho aux « feuilles (qui) bougent à peine ». Le monde est en harmonie dans la quiétude et la paix.

- L’impression d’une purification par l’obscurité, mise en valeur par l’enjambement rejetant au vers suivant « lave la terre ». Le pouvoir néfaste de la nuit est annihilé dans cette purification symbolique.

Initiation à la découverte d’une autre réalité que celle ordinaire et trompeuse, « comme si l’immense porte peinte du jour avait tourné sur ses gonds invisibles » = le jour est trompeur avec sa couleur crue et ouvre sur l’invisible et la transparence réelle. Le jour est seulement le médiateur qui permet d’atteindre cet au-delà, d’ouvrir « la porte » sur cette autre chose.

- Le poète initié suit
un rite de passage vers l’au-delà : les vers suivants sont segmentés au rythme de la marche initiatique, d’où la récurrence des mots de la famille de « pas » qui rythment l’avancée, le verbe étant employé tour à tour intransitivement (passer = faire des pas) puis transitivement (passer la porte=franchir). Toute sensation d’enfermement est abolie par une avancée.

- Le poète perçoit autrement : l’obscurité n’est pas l’aveuglement ni l’engluement suggérés par l’image cliché du « mur encrassé de suie » (cliché de la nuit noire comme suie = obstacle aveuglant, écran interdisant le mouvement), ni un symbole de deuil (le « jour éteint » signifie la finitude et la clôture). En revanche, il perçoit « l’air limpide, taciturne », donc l’exact opposé dans la fluidité, la transparence, ténues. Le sujet accède à une fusion avec la nuit, dans une osmose avec le monde (« les feuilles apaisées » ; « léger comme l’ombre de l’air »). Il y a alors réconciliation des contraires entre l’ombre et la transparence, la nuit et le jour, la mort et la vie.

Sensation d’une réconciliation et réparation d’où la métaphore de la couture-suture, reprenant celle de la « soie noire ». Par la reprise des motifs du fantasme de réparation d’une blessure liée à la condition mortelle, le poète accède à une expérience sensorielle extatique : un baptême dans un instant suspendu. En effet, il y a réconciliation avec le temps qui passe, pourtant source d’une angoisse profonde chez l’auteur. S’il n’a plus le mètre appartenant à la métaphore couturière mais aussi instrument de mesure, c’est aussi et surtout parce que le temps n’a plus d’emprise sur lui.

- L’explosion sensuelle se lit dans une alliance de mots « fraîcheur obscure » qui sollicite le toucher et la vue, dans des directions opposées, l’une sous entendant la transparence et l’autre l’opacité ; puis l’odorat sollicité par « le parfum rapide ».

- L’explosion se lit dans la fulgurance de l’instant avant le terme (évocation des limites : « rapide… avant le jour »), l’intensité du « parfum rapide », comme sacré ce que sous-tend le verbe « recueillir ». La mention de la fugacité de l’instant le rend d’autant plus intense. De l’angoisse du temps qui passe, le sujet acquiesce devant l’éphémère s’il est précieux.
L'essentiel
La conclusion est isolée du texte par les parenthèses. Elle met l’accent sur l’expérience vécue durant la marche dans la fulgurance (« chose brève, le temps de »). Mais elle laisse en suspens le mystère enveloppant le frôlement du sacré : l’expérience comble l’absence des « mages » et « dieux », ouvre sur un mysticisme incarné dans un paysage. Par la poésie phénoménologique (qui témoigne d'une expérience), et la marche initiatique, le sujet se réconcilie avec son angoisse existentielle, dans un moment d’apaisement, le temps de l’oubli de la mort et du temps, en prenant conscience et acceptant la finitude.

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